Mylène. En 2020 encore, son nom est sur toutes les lèvres. Alors que la plateforme de streaming Amazon Prime propose un documentaire en trois épisodes sobrement intitulé Mylène Farmer, l'ultime création, l'interprète de Libertine vient de délivrer un nouveau clip saisissant et introspectif : celui de L'âme dans l'eau.
Mais Mylène Farmer n'a pas attendu un retour sur scène (en 2019), une nouvelle chanson ou l'appel d'une plateforme pour vivre son "regain de hype". Non, au fond, elle n'a jamais vraiment cessé d'être à la mode, à la fois anomalie et voix de son époque. Aujourd'hui, GIFs et montages la célébrant parcourent les réseaux sociaux. Des comptes comme celui de "Mylène is coming" se réapproprient l'icône avec dérision et amour, rappelant ce qu'a pu subir l'artiste (des abondantes remarques sexistes) et ce qu'elle est : drôle, énigmatique, irrévérencieuse.
Malgré tout, on se demande pourquoi la reine parvient à conserver son trône. Et qui de mieux pour éclaircir notre lanterne que son plus fidèle public ? Fans, vous êtes venu·e·s nous raconter votre "Mylène".
Quand on est fan, on se rappelle forcément de son initiation. Valérie pourrait vous le confirmer. A 51 ans, cette mère de famille se remémore ses 17 ans, l'arrêt de ses études, ses débuts en tant que coiffeuse. Ayant déserté les rangs de l'école, elle a croisé la route d'une drôle de professeure. Dans ses chansons, Mylène Farmer parle d'Edgar Allan Poe, d'Arthur Rimbaud et de Charles Baudelaire. L'album Cendres de lune (1986) est un choc pour l'adolescente. On y trouve Libertine, Maman a tort, Greta, Au bout de la nuit... Elle accroche tout de suite. Ce qui la fascine ? "La découverte de cette jeune chanteuse à l'air perdu, petit animal sensible et femme forte".
Un caractère, un personnage, mais surtout "une amie, une soeur, qui m'apportait beaucoup à cette époque, savait être là dans les moments difficiles", relate-t-elle. Libertine, Ursula s'en souvient aussi d'ailleurs. "A 9 ans, je suis tombée sur le clip et j'ai appris quantité de mots, comme 'catin"', s'amuse cette journaliste de 43 ans. S'ensuivra un amour profond pour l'album suivant (Ainsi soit je..., 1988) et ses tubes sulfureux qui échauffent la censure : Sans contrefaçon, Pourvu qu'elles soient douces, la reprise Déshabillez-moi... Du culte.
"C'est une pelote que j'ai déroulé et qui m'a fait découvrir des pans culturels insoupçonnés, le mélange éros et thanatos, mort et sexualité. Ca a forgé mon appétence pour la transgression visuelle !", poursuit la rédactrice.
Sans contrefaçon, c'est aussi la première rencontre entre Mylène Farmer et Christophe, gendarme de 50 ans et fan de longue date. La chanson, puis le clip ambitieux de Laurent Boutonnat bien sûr, un classique du genre. "Un chef-d'oeuvre, si novateur, s'enthousiasme à l'unisson notre interlocuteur. Comme celui de Désenchantée (1991) d'ailleurs, où le cinéaste filme la révolte d'enfants exploités". Des découvertes révolutionnaires, au coeur duquel gravite Mylène, "sensible, flamboyante et mystérieuse", portraitise encore le quinquagénaire.
Oui, la première fois compte. Mais ne se fait pas toujours sans encombres. Matthieu est vendeur dans une boutique de cosmétiques, il a 35 ans. Et se rappelle comme si c'était hier de ses écoutes de Mylène Farmer au collège - cette période où les goûts musicaux divisent volontiers. "Ca n'a pas toujours été facile à assumer, raconte-t-il. A la base, je n'y voyais aucun mal, jusqu'à ce qu'on me sorte : 'c'est une chanteuse de pédés'. Quand on est à un âge où on découvre sa sexualité, et qu'en effet, on est 'pédé' comme ils disent, ça fait mal forcément".
Dès lors, la voix de Mylène Farmer devient un paradoxe. Elle est celle des marginalisé·e·s, que l'écoute pas ou peu, elle libère et réconforte. Mais c'est aussi un poids que l'on traîne derrière soi. "Ces railleries m'ont poursuivi un bon moment alors j'ai vite gardé ça pour moi, par honte", relate encore Matthieu. Les intonations cristallines de la chanteuse font résonner les discriminations haineuses les plus crasses.
Le "Comme ils disent" de Matthieu n'est pas anodin. Trentenaire gay, Chris connaît bien la chanson éponyme de Charles Aznavour, évocation de l'homosexualité. Il l'adore, mais la trouve "triste à pleurer", contrairement à Sans contrefaçon, cet hymne LGBTQ qu'il ne se lasse pas de streamer. "Elle aborde la question du genre et de la sexualité de façon légère et festive", se réjouit ce responsable en Digital Learning.
"Lorsque j'étais jeune, je la voyais comme une chanson qui nous ressemblait. Nous pouvions nous l'approprier. A chaque concert, son interprétation est toujours l'un des moments les plus fous. Tous les fans connaissent les paroles et au fond, on peut s'y reconnaître en tant que fille ou garçon", poursuit-il.
Se définissant comme un "acteur LGBT", Nicolas est du même avis. Le jeune homme de 25 ans apprécie la force politique des tubes de la chanteuse, mais aussi ses morceaux plus méconnus. Par exemple ? Dégénération (2008). Et ses paroles qui laissent perplexe comme un puzzle : "Je sais pas moi mais faut que ça bouge / Suis coma là mais il faut que ça bouge".
Nicolas décortique : "L'idée de Mylène Farmer avec cette chanson est de nous inciter à transformer une époque en pleine 'dégénération' en amour. En fait, transformer la haine en amour. Un message puissant, touchant. On a envie de participer à ce changement", raconte-t-il.
Les paroles de la "queen" font frissonner à l'heure où l'homophobie perdure. Elles apportent aussi de l'espoir. "Elle nous raconte que malgré ce qui nous arrive à tous, il faut avancer, c'est comme ça, en restant fort", s'assure notre interlocuteur.
C'est dire si la présence de Mylène Farmer fait sens pour ses (très) nombreux fans. Prof de 36 ans, Sarah voit en elle "un refuge", une zone de confort qui lui a permis de reconnaître et assumer son identité queer et son asexualité. "Elle m'a aidée à m'accepter telle que je suis", admet-elle. Mais c'est désormais à ses élèves qu'elle souhaite partager ces connaissances. Elle leur montre notamment le clip de Que mon coeur lâche (1992), évocation explicite des dangers du SIDA, afin de leur parler du HIV et du port du préservatif.
A en lire les témoignages des fans, Mylène est toujours là pour incarner les thématiques les plus sombres. Valérie par exemple ne se lasse pas d'écouter l'envoûtant A quoi je sers (1989) : "Dans ma tourmente, je n'ai trouvé qu'un mausolée / Et je divague, j'ai peur du vide / Je tourne des pages mais des pages vides". Dans le clip tout en noir et blanc classieux, la chanteuse est esseulée, sur une barque, comme si elle traversait le fleuve des Enfers.
Paradoxalement, ses réflexions existentielles sombres réchauffent. "Comme tout le monde je me suis déjà demandée : A quoi je sers ? Quand une voix vous le chante, vous vous sentez moins seule. Ce sont des paroles qui auraient pu sortir de ma bouche et c'est très déroutant", décrit-elle. Il faut dire que la mort et Mylène, c'est une longue histoire. On se rappelle de Dernier sourire (1988), un hommage à son père, Max Gauthier.
Cette oraison funèbre, Matthieu l'a justement découverte lors du décès de sa mère. "A l'époque, j'étais prostré intérieurement, se souvient-il. J'étais incapable d'exprimer quoi que ce soit concernant ce que je venais de vivre, et puis j'ai entendu Mylène chanter. Ça a été comme un coup de massue. Sa façon de décrire l'agonie d'une personne, la chambre, l'impuissance, les derniers souvenirs... tout ce que j'avais vécu était là". Un exutoire.
"Mylène Farmer exprimait mot pour mot ce que j'étais dans l'incapacité de dire. Ça fait toujours un peu cliché de dire qu'on se retrouve souvent dans les textes de certains artistes, que leurs chansons nous parlent. Pour moi, elle a m'a tout simplement permis de commencer mon travail de deuil, un peu comme une thérapie", poursuit le trentenaire. Mais derrière la teneur mélancolique des souvenirs qui lui sont associés, les mots de Mylène restent avant tout pour ses fans des instants de joie sans cesse renouvelées.
En solo, mais surtout collectivement.
"L'an dernier je me suis rendu quatre fois à son concert à La Défense Arena. J'avais besoin de vivre ces moments avec elle et avec les autres fans. Cela a été un vrai moment de communion. Je me suis rendu compte que j'avais envie de tout donner dans ma vie, que j'étais heureux de qui j'étais et que j'avais le droit d'aimer qui je voulais", témoigne Nicolas. Dans les foules anonymes des concerts, des singularités s'émancipent.
Et ce n'est pas près de s'arrêter. Chris en est persuadé. Il nous dit pourquoi : "Lors d'épreuves difficiles, il peut arriver que je l'écoute pour me consoler. Tous les fans font ça. Avec les années, je ne compte plus mes dépenses lorsqu'il faut acheter des places de concert, ni les déplacements pour la voir. Mais je crois que quand je ne pourrais plus faire tout ça, alors je serai entièrement, et définitivement, d'une génération désenchantée".