"Est-ce que Timothée Chalamet, Tom Holland et Harry Styles peuvent mettre fin au sexisme ?". C'est cette interrogation moins anodine qu'elle n'en a l'air que pose la journaliste Aline Laurent-Mayard dans son réjouissant essai : Libérés de la masculinité. Le sous-titre, "Comment Timothée Chalamet m'a fait croire en l'homme nouveau", donne le ton : il sera question de la jeune révélation de Call Me By Your Name, de ses fringues qui font tant flasher sur les tapis rouges, de sa sensibilité, sa sensualité, son élasticité.
Star de blockbuster (Dune) sans être pour autant musclé, glissant de vestiaire masculin en garde-robe féminine avec une parfaite "fluidité", conciliant star system fantasmé et vulnérabilité, Timothée Chalamet incarne un trouble dans le genre, l'idée que la masculinité peut se détacher un temps d'une certaine toxicité et de tous les stéréotypes bien virils qui l'accompagnent. Un "homme nouveau", donc ? Cela, l'autrice Aline Laurent-Mayard se le demande d'un chapitre à l'autre, avec passion, mais aussi esprit critique, réserves et ironie.
Puisque le visage angélique de Chalamet invoque une foultitude d'icônes, d'Elvis à David Bowie, des Beatles à Leonardo DiCaprio, c'est toute une vaste histoire du genre qui exige d'être dépliée, comme une frise faite d'entorses et de transgressions, de chemins de traverse et de voies parallèles. Une imagerie qui en dit long sur les enjeux féministes actuels. C'est d'ailleurs ce que nous rappelle l'autrice dans cet entretien.
Aline Laurent-Mayard : En fait, je voulais questionner cette rengaine de l'homme nouveau, qui revient depuis longtemps. Cette idée d'un homme qui n'existait pas avant et qui débarquerait tout d'un coup, et auquel tous les hommes devraient ressembler... C'est pour cela que j'ai décidé de laisser un flou dans le titre : certains y voient là l'affirmation de "l'homme nouveau", d'autres s'attardent sur le "croire" qui suggère une certaine perplexité.
Je me suis emparée de l'exemple parlant de Timothée Chalamet pour démontrer qu'il n'y a pas "un homme nouveau". En vérité, il y a plusieurs masculinités, tout comme il y a plusieurs féminités. Il n'y a pas une seule bonne façon d'être un homme, même s'il y a des façons d'être un homme plus positives et agréables.
Il n'y a pas d'homme nouveau, tout comme il n'y a pas d'homme providentiel. Il faut prendre du recul sur ce qui se passe dans notre société actuellement et se demander, par-delà les observations générales (des hommes qui expriment davantage leurs émotions, s'occupent des enfants, font le ménage...), ce qu'est au juste un homme, une femme, pourquoi on a créé ces deux catégories qui sont surtout des constructions culturelles.
Simone de Beauvoir en son temps le disait déjà d'ailleurs : on ne naît pas femme, on le devient. On pourrait tout aussi bien dire : on ne naît pas homme, on le devient. C'est ce que démontre Daisy Letourneur dans son excellent essai.
ALM : Je pense effectivement que ce serait bien d'observer tout ce que l'on a en commun, plutôt que tout ce qui nous différencie. S'éloigner des archétypes de genre. Comprendre que l'on peut faire et ressentir les mêmes choses. Tout cela, c'est une bonne façon de rechercher l'égalité.
Je pense à l'éducation des garçons, qui sont très tôt amenés à cacher leurs émotions, à se couper de leur empathie, et à celle des filles, amenées à se couper quant à elles de leur colère, de leur opinion. Cette socialisation patriarcale est un vrai problème, tout comme la division de la société en deux catégories non-égales.
Il faut l'interroger, car on ne peut pas simplement se contenter "d'homme nouveau", de réparer quelque chose en surface en essayant simplement de rendre la masculinité plus "agréable".
ALM : Oui, même s'il avait 19 ans lors du tournage de Call Me By Your Name, le film qui l'a révélé aux yeux du grand public, et 20 ans ou 21 ans durant la promotion. C'était un adulte, mais il fait plus jeune, c'est vrai. Il y a dans ses rôles la question de l'apparence physique qui rentre en jeu, mais aussi du comportement, de son attitude très chien fou, de petit chiot.
La question sur l'âge est importante quand on parle de masculinité. Car dans notre système patriarcal, on estime que lorsque l'on est un garçon, un jeune homme, c'est encore "okay" d'être "comme une femme" car la virilité viendrait avec l'âge, que l'on se détacherait peu à peu du féminin de l'enfance, pour devenir un vrai mec... C'est-à-dire quelqu'un qui ne serait plus "faible comme une femme".
Timothée Chalamet nous confronte directement à ces préjugés, selon lesquels la femme ne serait jamais vraiment adulte au fond. C'est comme si un homme ne pouvait être "féminin" qu'en étant jeune. C'est d'ailleurs à cause de ces enjeux d'acceptation sociale que l'on force une partie de la population à se défaire d'une partie d'eux-mêmes, qu'on force les hommes à se viriliser, et beaucoup le font consciemment ou inconsciemment.
Culturellement, on remarque par ailleurs que toutes les personnalités qui ont su fédérer toute une communauté de fans, à un moment donné, interrogeaient justement cette part de féminité, ou tout du moins ce que l'on jugeait comme féminin à l'époque. Elvis Presley, les Beatles, Mick Jagger, David Bowie, Leonardo DiCaprio... Tous ces hommes-là ont su représenter l'évolution de la société chacun à leur manière, notamment parce qu'ils répondaient aux envies des femmes, mais aussi des hommes gays, et des hommes en règle générale.
Et ce n'est pas quelque chose de simplement sexuel, ce qui se joue là. Pour Timothée Chalamet par exemple, beaucoup de personnes qui l'aiment sont asexuelles – c'est mon cas. Non, on parle ici de modèle, de fantasme de société. Son exemple est d'autant plus rare que certaines de ces personnalités, qui représentaient auparavant un trouble dans la conception du genre, se sont finalement "virilisées" avec l'âge. Je pense à quelqu'un comme Frank Sinatra.
ALM : Oui, ce que je voulais montrer avec ce livre, en m'intéressant aux nouvelles stars, comme Timothée Chalamet mais aussi Tom Holland et Harry Styles, c'est que les hommes qui ont le plus de succès en ce moment sont ceux qui sont à l'opposé du bad boy effectivement, privilégient dans leurs apparitions publiques une certaine gentillesse, se comportent professionnellement avec beaucoup d'écoute, tendent à traiter les femmes dans un rapport d'égalité.
Cela prouve que ces anti-bad boys représentent quelque chose dont les gens ont envie désormais. Les gens ont envie d'être traités avec respect. Et cela démontre aussi au passage qu'être "gentil" n'enlève rien au sexy, aux fantasmes, au sex appeal. Et cela s'observe d'ailleurs à travers le succès de certains films ou séries, comme Normal People, qui mettent en scène ce rapport d'égalité, et non de domination.
On peut voir là un héritage des réflexions générées par le mouvement #MeToo : comment en est-on arrivé à trouver sexy les hommes qui font souffrir les femmes ?... On nous a appris à trouver ça sexy d'être maltraitées, de glamouriser les traits de caractère des hommes qui peuvent faire du mal – de Autant en emporte le vent à Twilight. A l'inverse, on a aujourd'hui besoin de modèles, de créations dans l'imaginaire populaire qui viennent contrebalancer ça. Par exemple, la relation touchante entre Zendaya et Tom Holland.
ALM : Je précise bien dans le livre qu'on ne peut pas précisément savoir ce qui se passe dans leur tête. Peut-être que Chalamet a également l'impression de se déguiser quand il porte un dos nu à la Mostra de Venise ! Et que Styles n'aborde pas toutes ses tenues comme des déguisements. Est-ce pour eux une mise en scène, ou quelque chose de beaucoup plus personnel ? Bien des hommes ont également connu le fait de devoir jongler selon les groupes avec sa tenue, sa façon de parler et d'agir – je pense aux personnes gays.
En ce sens, Chalamet et Styles, dans la vie de tous les jours, s'habillent d'une manière classiquement masculine. Oui, ils explorent leur féminité, mais lorsque c'est vraiment "safe". On imagine moins un homme porter un dos nu en pleine rue, l'été. D'où la propension des personnes queer à porter un regard critique sur ces célébrités, qui abordent ces tenues lors d'événements médiatiques, là où, elles, prennent des risques au quotidien.
A ce titre, on pourrait dire que les chose changent, mais pas non plus radicalement. Mais je pense aussi qu'il y a plein d'hommes qui ont besoin de passer par cette expérience du déguisement, qui trouvent cela "empouvoirant" - ça s'observe beaucoup dans la culture drag. Cela leur permet d'explorer leur féminité, ponctuellement. Changer son apparence permet aussi de se connecter à quelque chose, on ne ressent pas les mêmes sensations. Que plus en plus d'hommes se permettent de sortir d'un vestiaire classique, c'est intéressant.
ALM : Quand Timothée Chalamet a mis son dos nu, il s'est positionné dans une situation plus proche de celle que vivent les femmes. Les postures qu'il a adoptées pour les photographes étaient des postures traditionnellement féminines. A savoir, la fameuse pose pas du tout naturelle où l'on montre les fesses, les seins, le visage.
C'est aussi une manière d'envoyer un signal, de rappeler que le féminin n'est pas inférieur au masculin – car les femmes qui empruntent au vestiaire masculin sont mieux vues. C'est une pièce qui a été conçue sur-mesure. La coupe du pantalon était assez classique, masculine, et en même temps, il y avait ce dos nu. Cette tenue n'appartient donc ni totalement au vestiaire masculin, ni totalement au vestiaire féminin : c'est hybride, entre les deux.
Cela donne une idée de ce que pourrait donner une tenue si on arrêtait de penser en tant que "masculin ou féminin".
C'est également une tenue qui valorise la sensualité de Chalamet, une émotion indissociable de ses débuts dans Call Me By Your Name. Dans ce film, il y avait un "queer gaze", une sensualité qui ne prend pas la forme d'une performance, mais d'une douceur, dépourvue de brutalité.
Ces images-là nous rappellent aussi l'importance d'avoir des modèles, surtout quand ce sont des stars valorisées. Le rappeur Kid Cudi lui-même a dit qu'il n'aurait pas été aussi loin dans son exploration de ses vêtements s'il n'y avait pas eu Billy Porter – un artiste noir et queer. Certains hommes vont porter des jupes sans savoir que cela se fait à Hollywood, mais ça reste important d'avoir des sources d'inspiration, cela rend plus facile d'assumer.
ALM : La vulnérabilité est la clef de la lutte contre les inégalités, et de la fin de ce système inégalitaire. Si les personnes ne parviennent pas à éprouver leurs sentiments, les exprimer, on y arrivera pas. Cette vulnérabilité-là est une force en vérité, c'est l'ouverture d'une porte pour mieux se comprendre et mieux comprendre les autres. Timothée Chalamet le démontre puisqu'avec cette tenue, il se met littéralement à nu.
Pour ne plus être violent, il faut être bien dans sa peau, sans souffrance, sans mal-être. La vulnérabilité est essentielle pour ce bien-être, se connecter à ses sentiments, aux sentiments des autres. Tout comme interroger comment la masculinité se construit et évolue, comment se créent les hommes, permet de mieux comprendre le genre en général. Personnellement, je ne peux pas étudier la féminité sans la masculinité.
Libérés de la masculinité : comment Timothée Chalamet m'a fait croire en l'homme nouveau, Editions JC Lattès, 233 p.