Depuis le tweet d'Alyssa Milano en 2017, le mouvement #MeToo a donné lieu à la libération massive de la parole des victimes de violences sexistes et sexuelles. Les milieux de l'entreprise, des médias, du spectacle, du cinéma, du jeu vidéo ou encore du sport ont ainsi connu un raz-de-marée de témoignages.
Si l'on parle alors de libération de la parole, il faut pouvoir trouver les mots pour mettre le doigt sur une oppression patriarcale, un abus ou une agression. Des mots dont les victimes ont longtemps été dépourvues.
En cinq ans, le mouvement #MeToo aura permis de mettre en lumière des idées et des comportements, faisant même émerger des termes cantonnés jusqu'ici à la sphère militante, féministe et intellectuelle. A commencer par le mot "féminisme" lui-même, dont l'image a été réhabilitée.
"Quand j'ai écrit mon livre en 2015, je l'ai appelé Les gros mots parce que l'étiquette même du féminisme était perçue comme un gros mot, c'était une étiquette qui était dure à affirmer pour soi-même, mais depuis tout a changé", confirme Clarence Edgar-Rosa, journaliste, autrice de Les gros mots. Abécédaire joyeusement moderne du féminisme et fondatrice de la revue Gaze.
Aujourd'hui, on ne peut que se féliciter que certains mots aient dépassé des cercles restreints pour entrer dans le langage courant et continuer de dénoncer des phénomènes systémiques sexistes et patriarcaux. A l'image du mot "féminicide", largement repris dans les médias. "L'évolution du mot 'féminicide' dans notre langage est spectaculaire. Ce mot est passé dans toute la presse en simultané. Il y a eu un effet de bombardement de ce terme qui, en l'espace de quelques semaines, a intégré le vocabulaire commun", rapporte Clarence Edgar-Rosa.
Et poser des mots sur des situations (ici, le meurtre d'une ou plusieurs femmes pour la raison qu'elles sont des femmes) a des conséquences concrètes, comme la mise en place de campagnes de sensibilisation ou la prise en charge des victimes. "A partir du moment où le mot est utilisé, le discours et la compréhension du phénomène suivent. En France, on a une compréhension des violences de genre qui est beaucoup plus accrue [depuis que l'emploi du mot féminicide s'est démocratisé- ndlr]", constate l'autrice. "Le pouvoir des mots est énorme. Il permet de se rendre compte que les choses ne sont pas des cas individuels, mais sont des systèmes", renchérit Clarence Edgar-Rosa.
La société post-#MeToo s'interroge, se remet en question. Et la multiplication des thèmes abordés par le féminisme, notamment via des comptes militants sur Instagram ou des collages féministes dans les lieux publics, attisent la curiosité. Une rapide recherche sur Google Trends- outil permettant de connaître la fréquence à laquelle un terme a été tapé dans le moteur de recherche- permet de constater l'impact du mouvement féministe sur la démocratisation de certains mots.
Si l'on ne peut pas uniquement expliquer la hausse de la recherche de certains termes sur Google par la seule émergence de #MeToo, force est de constater que les pics d'intérêt de la part des internautes se produisent souvent après 2017, comme on peut le voir ci-dessous avec le terme "féminicide".
Cette démocratisation s'est également produite par l'utilisation de plus en plus fréquente de ces termes dans les médias et sur les réseaux sociaux, qui sont d'énormes caisses de résonnance. Les hommes et les femmes politiques s'en sont également emparé·e·s, notamment dans le cadre de la lutte contre les violences faites aux femmes (estampillée "grande cause du quinquennat" en 2017, lors du premier mandat d'Emmanuel Macron, puis en 2022).
Enfin, le travail de vulgarisation des militant·e·s aura permis de faire entrer le vocabulaire féministe dans le langage courant.
Ainsi, le dictionnaire Larousse a annoncé l'entrée de plusieurs nouveaux mots dans ses récentes éditions, comme "grossophobie" ou "invisibilisation". "Féminicide" a quant à lui rejoint les colonnes du célèbre dictionnaire pour son édition 2021.
D'autres termes ont eu leur quart d'heure de gloire, non sans quelques fracas. Le concept de "déconstruction", et d'"homme déconstruit" popularisé par l'écoféministe Sandrine Rousseau ont ainsi fait couler beaucoup d'encre, suscitant notamment les moqueries des plus réacs.
"Je vis avec un homme déconstruit et j'en suis hyper heureuse. Je ne fais pas confiance à des hommes ou femmes qui n'ont pas fait le chemin de la déconstruction (le fait, entre autres, de privilégier la remise en question face aux stéréotypes de genre- ndlr]), avait ainsi déclaré la cadre ELLV sur LCI. L'émergence de ce mot a pourtant donné lieu à une étude Ifop qui a permis d'établir que 70% des Françaises souhaitaient être en couple avec un homme déconstruit.
Certains termes sont pourtant très vieux et ont parfois pâti d'une invibilisation. "Il y a énormément de mots qui apparaissent comme des néologismes issus du mouvement féministe, notamment des noms de métiers féminisés, qui sont en réalité anciens. Le mot "autrice" en fait partie, et il est d'ailleurs le reflet de toute l'invisibilisation de la pensée féminine, puisqu'il a été volontairement effacé par les grammairiens", explique Clarence Edgar-Rosa.
Dans cette foule de "nouveaux" mots, on compte aussi beaucoup d'anglicismes : manspreading, mansplaining, slut-shaming, empowerment... Tout comme le mouvement #MeToo, venu d'outre-Atlantique, ces mots puisent leurs racines dans le féminisme américain.
Pour Clarence Edgar-Rosa, ce n'est pas un hasard : "La pensée féministe conceptuelle et intellectuelle est beaucoup plus avancée historiquement aux Etats-Unis qu'en France et en Europe. Elle a tout simplement démarré plus tôt et a pris de l'ampleur plus tôt. C'est donc par ruissellement que l'on a commencé à se poser des questions. Même si nous avons une culture féministe historiquement très importante en France, les concepts et la pensée de la troisième vague féministe viennent beaucoup plus des Etats-Unis".
Dernier exemple en date, le succès relativement récent des cours de gender studies (ou études de genre, un domaine qui étudie entre autres les rapports entre les sexes) en France : outre-Atlantique, cette discipline existe depuis les années 70.De plus en plus d'universités proposent ainsi ce genre de parcours dans l'Hexagone, pour répondre à une demande d'expertise, notamment de la part des entreprises, sur la notion de genre. Des cursus qui permettront sans doute l'émergence de nouveaux mots, pour faire encore avancer la lutte féministe.