Ce sont des messages qui bousculent. "102 féminicides, encore combien ?", "Elle le quitte, il la tue", "Stop féminicides", "Le machisme tue", "On ne tue jamais par amour", "Une femme va être tuée dans moins de quarante-huit heures", "Féminicides : moins de paroles, plus de moyens", "Maureen, 29 ans, 28ème féminicide", "Anonyme, battue à mort par son mec"...Vous n'avez pas pu passer à côté. Depuis quelques jours, ces inscriptions se retrouvent plaquées sur les murs de Paris, Nantes, Bordeaux, Lille...
Une vaste opération de collage-choc née de l'impulsion de Marguerite Stern, ex-Femen de vingt-huit ans, à qui l'on doit également d'excellents podcasts. A l'écouter, le street art est idéal pour sensibiliser autrui à la réalité crue des féminicides. Ignorés hier, les noms des victimes s'affichent désormais dans la rue. Une initiative salutaire. Aujourd'hui, ce happening, né d'un profond sentiment d'urgence, est devenu un véritable mouvement. L'occasion de revenir sur le geste d'une activiste qui ne mâche pas ses mots.
Marguerite Stern : Il y a six mois déjà, à Marseille, je collais les noms des victimes de féminicides au gré des rues, seule. J'ai du faire vingt ou trente collages. C'est assez long, puisqu'il faut peindre, faire sécher, trouver le bon endroit pour coller... Puis il y a deux mois j'ai déménagé à Paris. Et je me suis dit que j'avais envie de reprendre ce procédé. J'ai donc lancé un appel fin août. Je ne pensais pas que cela prendrait cette ampleur !
Le mouvement s'est développé en province, dans pas moins de douze villes différentes (Bordeaux, Nantes, Amiens, Lille...). A Bordeaux par exemple, certains groupes de militantes sont très actifs. Je reçois même des messages de la Belgique, de la Suisse, du Mexique...
M. S. : C'est un geste populaire ! A l'origine, en affichant les noms de ces victimes, on participe à un mouvement plus vaste, initié par d'autres militantes avant nous. Car depuis quelques mois, c'est un peu tout le mouvement féministe qui, en France, fait en sorte d'évoquer autant que possible les féminicides. Histoire de faire bouger les choses. D'éveiller les consciences. Et nous, nous essayons d'ajouter notre pierre à l'édifice, dans l'espoir d'un résultat. Car dans la rue, n'importe qui, passantes et passants, peut voir nos messages.
Et puis il y a aussi une grande émotion dans ces inscriptions : nous essayons d'honorer la mémoire des femmes qui sont mortes. On placarde leurs noms, mais aussi les détails de leurs morts : égorgées, défenestrées, brûlées vives... Quand les gens voient cela, ils ne peuvent pas rester indifférents. Cela les touche forcément. C'est un sujet tellement fort. Il n'y a aucune polémique à avoir là dessus. C'est ce qui rend ce geste si puissant.
Enfin, il y a le fait que ce geste soit celui des femmes, au sein des villes. En tant que femmes nous entretenons un rapport à l'espace public qui est loin d'être évident. C'est un lieu d'oppression très fort, davantage marqué par la présence des hommes. Avec ces collages, l'on redonne aux femmes de la visibilité. En cela, c'est une forme de réappropriation de l'espace. Et on parle pour toutes celles qui ne peuvent plus le faire.
M. S. : Oui ! C'est vrai que parmi ces femmes, beaucoup n'ont jamais fait cela auparavant. Or c'est vraiment "quelque chose", de militer de la sorte pour la première fois. Moi-même, quand j'ai commencé à plaquer le nom des victimes sur les murs de Marseille il y a six mois, cela a totalement changé mon rapport à l'espace public. Déjà, j'ai compris que je pouvais le faire. Ensuite, que ce geste fort laisserait une empreinte. Je crois que si beaucoup de jeunes femmes participent à ce mouvement, c'est également parce qu'il a été largement relayé sur Instagram au début. Mais au fond, il y a une véritable hétérogénéité parmi celles qui militent.
M. S. : Disons qu'il y a une espèce "d'inversion de culpabilité". A travers notre geste, on pointe aussi du doigt la responsabilité du système, et par extension de la police. Il y a d'énormes défaillances au sein de notre système et leurs conséquences sont tragiques. L'on pense par exemple aux policiers qui ne prennent pas les plaintes des victimes qui viennent en déposer. L'Etat n'arrive pas à protéger ces femmes. Alors s'il faut que l'on rentre dans l'illégalité pour être entendues, ce n'est pas grave. Ces amendes sont bien de peu de choses comparé à toutes ces vies brisées.
M. S. : C'est vrai que cette opération tombe en même temps que le Grenelle mais ce n'était pas du tout calculé (sourire). Je ne veux pas rentrer dans des discours trop politiciens. Mais bon, l'on peut tout de même rappeler qu'entre l'annonce du Grenelle et son ouverture, vingt-huit femmes sont mortes. Donc il faut agir. Les politiques doivent arrêter de parler. Ça ne sert à rien de discuter. Pour endiguer ce problèmes, il faut bien sûr des thunes. A la justice, pour ouvrir des centres, pour accueillir ces femmes... Débloquer de l'argent. Car lorsque l'on parle des féminicides, on parle non seulement d'un problème de violence systémique en France. mais, surtout, d'une situation d'urgence.
Le fait d'ouvrir le Grenelle le 3 septembre 2019 car la date fait "39 19", par exemple, c'est simplement de la com'. Et je trouve cela indécent. Nous, on souhaite simplement que les femmes arrêtent de mourir. On ne veut plus compter nos mortes !... Tout le monde se dit que l'on parle de plus en plus des fémincides, c'est vrai, mais le "compteur" des victimes, lui, ne s'arrête pas. Rien ne bouge.
M. S. : Oui cela évolue mais il y a encore des formules malheureuses. Aujourd'hui, il faut faire en sorte que tout le monde sache ce qu'est un féminicide, et employer le terme le plus possible. C'est une violence à caractère sexiste et il ne faut pas romantiser les choses. Et tant pis si les mots crus doivent choquer. Car l'emploi du langage est très important : c'est le choix de nos mots qui conditionne notre pensée.