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Le futur sera féministe ou ne sera pas : Lauren Bastide nous explique pourquoi
Publié le 12 octobre 2022 à 18:14
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Ecoféminisme, #MeToo, Despentes, non-violence... A l'occasion de la sortie de son livre "Futur·es", Lauren Bastide est revenue pour nous sur sa vision d'un lendemain placé sous le signe de l'égalité, de l'indignation et de l'engagement.
Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas© Marie Rouge
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On se lève, on se casse... Et après ? Cinq ans après les prémices de la révolution #MeToo, quelles observations tirer d'un monde où se multiplient les crises ? Alors que s'exacerbent les inégalités, quelles projections positives malgré tout se profilent pour bâtir une société plus égalitaire et inclusive ? Et surtout, pourquoi le féminisme, mouvement pluriel, tantôt loué, tantôt invectivé, plus que jamais nécessaire, sauvera ce monde qui brûle ?

Ces vastes questions se cristallisent dans Futur·es, le dernier essai de la journaliste Lauren Bastide, créatrice du podcast La Poudre. Un livre intime (dédié à sa soeur Julia, victime d'un féminicide) abordant aussi bien "l'affaire PPDA" que l'évidence de l'écoféminisme, le "berceau des dominations" qu'est l'inceste et "la puissance de la sollicitude", autrement dit de l'empathie. Soin qui n'implique pas de renier une autre force, celle de l'indignation, palpitant au fil de ces chapitres brassant une foultitude d'enjeux.

Lauren Bastide en est persuadée : le futur sera féministe ou ne sera simplement pas. A l'unisson du dernier roman de Virginie Despentes, son essai foisonnant concilie convictions personnelles et mobilisations plus globales, intime et politique, pour proposer un dialogue. Un appel à mieux écouter, comprendre, et faire résonner les voix qui portent la colère d'aujourd'hui.

L'autrice nous raconte tout.

Terrafemina : Futur·es apparaît comme un livre plus personnel que le précédent, Présentes (Editions Allary). Le percevez-vous ainsi ?

Lauren Bastide : Carrément. Je me livre beaucoup plus dans ce livre. Notamment car je me suis rendue compte que la meilleure façon de transmettre et d'illustrer toutes les théories féministes que j'aborde, c'était de partir de ma propre expérience.

Ce côté intime vient-il également d'une envie de faire le bilan, cinq ans après le lancement du mouvement #MeToo, et six ans après le premier épisode de votre podcast La Poudre ?

L.B. : Plus que de bilan, je parlerais de prospective. La question que je me pose est : où est-ce qu'on va maintenant ? Comment on imagine la suite ? Comment on transforme l'essai ? Le livre s'ouvre sur le constat d'un effondrement humain, notamment symbolisé par la crise climatique et la montée du fascisme...

Mais à côté de cela, je trouve tellement d'espoir dans la pensée féministe, j'avais envie de le partager avec d'autres.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © Marie Rouge
Dans ce livre, vous écrivez : "#MeToo m'épuise". Précisément, c'est la médiatisation de ces récits qui vous épuise. Vous suggérez que les médias tendent à sexualiser le viol, à oublier que c'est "de la domination".

L.B. : Effectivement, je pense que les médias ont leur responsabilité là-dedans, dans cette mise en récit qui me dérange. Mais les médias sont le reflet de la société, et d'une pensée qui tourne beaucoup trop, autour du viol : "est-ce vraiment arrivé ?". On va toujours remettre en question le viol, factuellement. A s'acharner sur cette question justement, on en oublie d'interroger ce qui se trouve autour du viol, ce qui lui a permit d'advenir.

A force de raconter des viols, on oublie de raconter tout ce qu'il y a autour. On oublie de rappeler que le viol est un outil de domination, qu'il peut être une arme de guerre, que le viol est une violence systémique qui s'exerce sur les minorités, les familles, les enfants.

Le futur féministe que vous esquissez passe par un questionnement de l'hétérosexualité. Une remise en cause que proposent de plus en plus d'essais, comme la collection de Victoire Tuaillon. Pourquoi est-ce un enjeu si considérable ?

L.B. : Un mouvement majeur comme #MeToo pose un problème qui questionne directement l'hétérosexualité, en interrogeant un outil de domination hétérosexuel, puisque principalement employé par des hommes sur des femmes : le viol. Ce n'est pas un hasard si beaucoup de féministes (comme Victoire Tuaillon, Mona Chollet, Fiona Schmidt, Judith Duportail) se sont saisies de la question d'hétérosexualité. Le féminisme interroge les relations entre les hommes et les femmes. Donc forcément, il ne peut qu'interroger l'hétérosexualité.

Cette interrogation nous pousse à questionner le couple, la sexualité, mais aussi la maternité, les constructions culturelles... Cela n'est pas nouveau car le modèle hétérosexuel était évidemment le sujet des réflexions des autrices et militantes Monique Wittig et Christine Delphy dans les années 70.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © Marie Rouge
Vous citez la romancière et militante féministe lesbienne Monique Wittig pour parler de "lesbianisme politique". A savoir, être lesbienne en réaction au système hétérosexuel et aux violences qu'il engendre.

L.B. : La notion de lesbiannisme politique et les travaux de Monique Wittig, reviennent sur le devant de la scène ces dernières années, dans les livres, sur Instagram. Je pense à la récente parution d'Emilie Noteris : Wittig (éditions Les Pérégrines), un très beau livre. On se remet, à l'instar d'une certaine frange des militantes des années 70, à envisager le lesbianisme comme manière d'échapper au sexisme. Et c'est vrai que c'est une solution valable !

Dans ce livre, j'explique comment au sein des féminismes actuels l'on voit s'opposer d'un côté des hétéro-réformistes qui cherchent à tout prix des moyens de faire corps social avec les hommes. Et de l'autre un mouvement lesbien plus radical qui peut suggérer la sécession comme une solution politique valable.

Personnellement, j'aimerais qu'on arrive à accepter que ces deux mouvements coexistent, et qu'on n'éjecte pas les positions les plus radicales justement, ce qui hélas est déjà arrivé dans l'histoire des féminismes.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © BestImage
Cette idée de coexistence évoque le Cher Connard de Virginie Despentes, qui démontre qu'on peut écouter l'autre sans renier sa "radicalité" féministe. De même, par-delà les théories que vous brassez, vous écrivez : "Je voudrais écouter les hommes".

L.B. : En fait, plus que d'écouter les hommes, j'aimerais les interroger. Je ne veux pas leur laisser le contrôle d'une narration qui servirait avant tout leurs propres intérêts, j'aimerais les inciter à prendre conscience de leur approche du genre, de cette évidence : On ne naît pas homme, on le devient.

On parlait d'hétérosexualité et je constate que la plupart des hommes qui interrogent frontalement leur performance de la masculinité ne sont pas hétéros : le cinéaste Xavier Dolan, l'écrivain Edouard Louis, le médecin Baptiste Beaulieu, très actif sur les réseaux sociaux... Quand on sera parvenues à convaincre un maximum d'hommes que le sexisme les concerne aussi, dans la mesure où il en sont les acteurs, on arrivera à avancer.

J'avais justement évoqué cette idée "d'écouter les hommes", ou plutôt de les confronter à leurs généralités pour admettre leurs erreurs, à Virginie Despentes... Et elle m'avait répondu : "On entend quand même beaucoup les hommes !". Leurs états d'âme, leur mal de vivre... Depuis que la littérature est littérature, notamment. Et elle a clairement raison sur ce point.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © Abaca

Toujours est-il que je me suis totalement retrouvée dans Cher Connard. Ouvrir la possibilité d'échanger avec les hommes autour des enjeux féministes ce n'est pas renoncer à notre radicalité, bien entendu. Et bien au contraire, même : c'est aussi augmenter notre exigence.

C'est-à-dire que quand on est un homme, pour ne pas s'intéresser aux féminismes, face à tous les contenus qui sont produits, il faut vraiment y mettre de la mauvaise volonté... Donc, j'attends des hommes qu'ils fassent des efforts, car un acquiescement mou et silencieux ne suffit plus.

Je suis peu atterrée que dans #MeToo, on soit finalement restées entre femmes, comme dans un cercle de parole non-mixte, de ce qui pouvait exister au Mouvement de libération des femmes dans les années 70. On perdure dans cette considération en 2022. Ce n'est pas normal. Si on veut se diriger vers une amélioration de notre société, faire comprendre aux personnes qui oppressent la nature de leur oppression, on ne peut pas continuer sans échanger avec eux à un moment ou à un autre.

Mais je précise une chose : je n'oblige personne à cet échange ! (sourire) Je soutiens la non-mixité, la misandrie. Et je ne vais pas obliger une victime à avoir un dialogue avec son agresseur.

Dans ses romans, Virginie Despentes nous parle des hommes, avec sa voix acerbe mais non sans tendresse, que l'on pense à Teen Spirit, Vernon Subutex ou Cher Connard... Est-ce parce que personne ne connaît mieux les hommes qu'une femme féministe, dans la mesure où elle comprend le système qui les fait naître ?

L.B. : C'est très possible, effectivement. Mais je pense également qu'on parle là d'empathie, et d'une empathie très profonde pour l'humain. A force de décortiquer tous les systèmes d'oppression, de comprendre que le genre en est un, mais que la classe sociale en est un autre par exemple, on s'aperçoit qu'énormément d'hommes subissent ce système-là.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © BestImage

C'est pour cela que j'ai désormais plus de mal avec le fait d'ériger une classe, qui serait la classe des hommes, d'autant plus quand du côté de l'ennemi, à savoir l'extrême droite, je remarque que de plus en plus de femmes se profilent. On l'observe évidemment en Italie. C'est par la pensée féministe, et cette volonté farouche de lutter pour l'égalité, que je m'aperçois que les choses sont plus complexes qu'elles n'y paraissent au départ.

D'ailleurs dans le livre,vous dites que le fascisme est l'ennemi, plus encore que "les hommes et le patriarcat". Quand bien même le fascisme puise dans ce dernier ?

L.B. : En fait, le fascisme veut régler son compte à tout le monde. Les hommes, les femmes, les minorités... C'est un peu le stade ultime du patriarcat. Une vision du monde ultra-conservatrice et teintée d'extrémisme religieux, qui va aller à l'encontre des droits reproductifs des personnes ayant un utérus, des droits des familles qui ne sont pas hétérosexuelles, des personnes pauvres, migrantes, sans papier, C'est un carnage globalisé, le fascisme.

C'est malheureusement un système qui est aux portes du pouvoir un peu partout en Europe. Aux côtés de la crise climatique, c'est ma plus grande crainte actuellement. C'est aussi pour cela que l'urgence à mes yeux est de réintroduire du soin, et du lien, et que ces notions sont par ailleurs au coeur de la pensée féministe. Raison pour laquelle le féminisme peut sauver le monde.

On en vient à ce propos à l'une des grandes idées du livre : rappeler que le "care", l'éthique du soin, est un enjeu majeur, complexe et universel. Etre féministe conduirait à une attention plus globale que l'égalité des sexes, vouée à l'humain.

L.B. : Oui, la pensée du "care" est éminemment féministe, elle désigne le soin, la sollicitude, l'attention qu'on donne aux autres, des travaux principalement déléguées aux femmes au sein des familles, et d'un point de vue macroéconomique, aux femmes issues de l'immigration.

Pour Lauren Bastide, le futur sera féministe, ou ne sera pas © Abaca

C'est un enjeu très politique, comme on a pu le voir clairement lors de la crise du Covid. Les personnes en position de pouvoir bénéficient de ce soin, plus que toute autre, qui émane de personnes marginalisées, dévalorisées au sein de notre société. Le "care" n'est pas un instinct naturel pour les femmes, c'est une question qui a été trop dépolitisée.

Vous écrivez que la vulnérabilité est "le grand tabou de notre monde". Parce qu'elle est l'inverse de ce que souhaite notre système, capitaliste, soumis au culte de la productivité ?

L.B. : Bien sûr. C'est le tabou ultime. On va cacher les personnes les plus vulnérables de notre société, les silencier, les invisibiliser. Les personnes qui sont en situation de puissance sont elles-mêmes en négation permanente de leur vulnérabilité. Alors que c'est dans la vulnérabilité qu'on peut trouver le soin, exprimer ses blessures, que l'on peut réparer.

Si cela n'a pas lieu, le monde court à sa perte.

L'inégalité salariale responsable de la dépression et de l'anxiété chez les femmes ? © Getty Images
Ce sont ces mots que vous employez quand vous citez l'autrice Sarah Schulman : dans notre rapport à l'autre et au conflit, il faudrait apprendre à réparer et non à punir.

L.B. : Oui, tout le monde devrait lire son livre, Le conflit n'est pas une agression, tellement c'est limpide. Schulman parle notamment d'escalade de violence, très observable, quand la bonne solution serait d'échanger autour d'une table et de trouver des compromis. En fait, quand nos souffrances ne trouvent pas de réponse, on peut difficilement espérer avancer.

D'ailleurs, votre livre en appelle à une conviction : celle de la non-violence.

L.B. : Oui, ça, j'en suis de plus en plus convaincue. Mais je comprends que lorsqu'on est victime de violences et d'injustice, on peut envisager la riposte. Beaucoup de travaux féministes aujourd'hui tournent autour de la colère. Je suis de tout coeur avec ces femmes.

Mais j'espère qu'à terme on arrivera à la conclusion qu'on ne va pas pouvoir éradiquer la violence par la violence. Et j'ai l'impression que Virginie Despentes y pense aussi aujourd'hui... (sourire)

Futur·es, par Lauren Bastide, Editions Allary, 325 p.

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