"Les femmes, qu'elles le veuillent ou non, prendront bientôt le monde en main". Des punchlines comme celles-ci, le Scum Manifesto de Valerie Solanas en regorge. Texte révolutionnaire historique, le manifeste de cette militante et intellectuelle féministe radicale déborde d'une virulence décomplexée : l'autrice américaine parle dans ce manuel autoédité en 1967 "d'exterminer les hommes". Idée qu'elle développe 80 pages durant.
Pour Solanas, activiste et travailleuse du sexe victime de bien des violences, les hommes sont tous lâches, haineux, méprisables, brutaux, responsables des guerres et de tant d'autres maux. Men are trash. Celle dont l'opinion a surtout - et malheureusement - retenu les trois coups de feu tirés sur Andy Warhol, tentative de meurtre restée fameuse du 3 juin 1968, n'a pas pour habitude de mâcher ses mots, doux euphémisme.
Le mâle ? C'est un "accident biologique", au mieux, une "merde minable et abjecte", au pire. "Etre homme c'est avoir quelque chose en moins, une sensibilité limitée", poursuit encore l'autrice, qui envisage la virilité comme "une déficience organique". Plus d'un demi-siècle plus tard, la misandrie affolante du Scum Manifesto abasourdit toujours autant. Mais la plume de Solanas ne se limite pas à découper ces messieurs en tranches, non.
C'est le patriarcat en sa globalité qu'elle saigne, évoquant aussi bien les ravages du capitalisme que la facette oppressive du paternalisme, les violences sexistes et sexuelles que l'indignité des "politiciens et de toute leur clique". Au fond, la hargne totalement assumée du Scum Manifesto n'est rien en comparaison des travers de la société qu'elle épingle, sa violence physique et morale, mais aussi économique, symbolique, culturelle.
Des propos loin d'être dépassés quatre ans après les prémices de la révolution #MeToo. D'où l'intérêt de la réédition salutaire que propose aujourd'hui la maison d'édition 1001 Nuits. D'autant plus que cette édition de poche est postfacée par l'autrice et journaliste Lauren Bastide. L'instigatrice du podcast féministe La poudre y revient sur le style rentre-dedans de Solanas, mais aussi sur les expériences personnelles qui ont abouti à cette rédaction unique en son genre. Car chez Valerie Solanas, l'intime est forcément politique.
Un point crucial aux yeux de Lauren Bastide. Pour Terrafemina, la journaliste et militante féministe décortique en long et en large la chair encore palpitante du brûlot. Histoire de rappeler que si Solanas nous a quitté·e·s d'une pneumonie en 1988, là-même où elle naquit en 1936 (à San Francisco), ses écrits, eux, demeurent.
Lauren Bastide : La maison d'édition est venue vers moi pour me proposer de la rédiger, et c'était un grand honneur, alors j'ai accepté. C'était aussi un défi, car le Scum Manifesto est une lecture très forte, qui marque. Et son autrice, une figure unique dans le paysage féministe. Je me suis donc replongé dans le livre tout d'abord – je l'avais lu il y a deux ans dans la précédente édition française, postfacée par Michel Houellebecq en 1998.
Puisque c'est un texte court, on a forcément envie d'y revenir. Ensuite, je me suis sérieusement replongée dans la biographie de Valerie Solanas.
LB : Il fallait que je lui réponde ! Je ne pouvais pas faire comme si son texte de présentation antérieur n'existait pas. Je trouvais déjà cela assez incroyable qu'on ait fait appel à Houellebecq, et ensuite, que des années durant, sa voix, ouvertement antiféministe, soit associée à un manifeste comme celui-ci. Mais je trouvais aussi cela intéressant d'analyser pourquoi il avait écrit ce texte au juste, et pourquoi il fallait en changer aujourd'hui.
Je voulais également m'attarder sur la réception de ce texte. Car la façon dont on accueille le Scum Manifesto à un moment T en dit toujours long sur l'époque en question, sa société, et la théorie féministe qui l'accompagne, de sa sortie en 1968 aux années 90 et 2000, avec la postface de Michel Houellebecq, jusqu'aujourd'hui, en 2021, avec les révolutions que l'on sait.
LB : Il y a une incompréhension très profonde autour de Scum Manifesto, oui. Souvent, la réaction majoritaire est d'en rire : prendre ce texte pour une vaste blague, un coup d'éclat, privilégier le second degré. Second degré déplacé quand on connaît le vécu de Solanas. Quand l'on sait qu'elle a été victime de violences sexuelles par son père, puis par son beau-père et son grand-père, dès l'enfance, et qu'elle a connu toute sa vie, en tant que travailleuse sexuelle, une grande précarité.
Quand l'on sait ce vécu-là, on comprend mieux cette virulence qu'exprime le texte, une violence compréhensible, presque justifiée, puissamment politique. C'est aussi pour cela que Valerie Solanas ne s'inscrit pas tant dans l'Histoire des féminismes que dans l'Histoire des femmes tout court, par ses expériences de vie traversée de violences physiques, sexistes et sexuelles, qui se retrouvent sur le papier.
La rébellion de Solanas est systémique, puisqu'elle parle de patriarcat, bien sûr, mais elle est aussi intime.
LB : Oui. D'autant plus que se souvenir de qui elle était, c'est aussi faire réémerger son point de vue, forcément "situé", son vécu. Valerie Solanas était donc travailleuse du sexe et le peu d'argent qu'elle gagnait, elle le gagnait en faisant des passes. Dans le livre, elle consacre d'ailleurs des mots extrêmement durs aux clients de la prostitution, qu'elle envisage comme un avilissement de la femme.
A ce propos, il y a une anecdote que je n'ai pas racontée dans la postface. Pour visualiser la scène il faut imaginer Solanas debout, dans les rues de New York, une pancarte à la main, avec une inscription : "Un dollar pour un mot sale". Des hommes passent devant elle et lui donnent un dollar en espérant entendre un truc forcément un peu sexuel. Mais une fois le dollar en poche, elle se met à leur dire : "homme !" (rires).
Il est important de ne plus ignorer son expérience car elle n'a jamais connu le succès ou le destin qu'elle méritait. J'ai l'impression que son texte a connu une destinée bien plus grande qu'elle-même.
LB : C'est évidemment un peu provoc' de l'écrire. Dans le même ton, je compare d'ailleurs Valerie Solanas à Jacqueline Sauvage, autre femme et victime de violences dont la situation de légitime défense n'a jamais été reconnue par la justice française – elle a été condamnée, même si elle a fini par être graciée par l'ancien président François Hollande.
Ma remarque est une petite provocation, mais pas seulement : elle suggère l'hypothèse d'une reconnaissance, par la société, d'une forme de "violence féministe" qui s'apparenterait à de la légitime défense.
LB : Le mouvement féministe dans son ensemble s'est radicalisé, je crois. Et justement, Solanas incarne une forme de radicalité politique bien plus répandue aujourd'hui, dans les cercles féministes, qu'elle ne l'était dans les années 60, où son positionnement était plus marginal. J'ai l'impression que la misandrie est plus généralisée.
A ce titre, j'évoque d'ailleurs l'essai de Pauline Harmange, Moi les hommes je les déteste, même si l'autrice n'y appelle évidemment pas à l'extermination des hommes (sourire). Disons plutôt que la misandrie a fait son chemin en tant qu'idée politique, et que nous avons enfin pris conscience de l'ampleur des violences sexistes et sexuelles dans la société. Une colère globale a pu retentir à travers le monde.
C'est pour cela qu'en 2021, on ne peut plus considérer Scum Manifesto comme une anomalie, ou ne pas le prendre au sérieux. Non, le lire, c'est puiser aux racines-mêmes d'une observation et d'un sentiment largement partagé de nos jours. Par contre, le pop féminisme continue d'être très puissant et majoritaire.
Ce qui est important à mes yeux, c'est la juxtaposition de toutes ces voix, "pop" ou non.
A ce titre, ma postface ne dit pas du tout : "Valerie Solanas a raison, voilà la bonne façon de penser". Non, je me réjouis que toutes les voix existent et coexistent. Qu'il y ait autant de façons d'être féministe et plusieurs approches politiques de l'être. Les livres d'empowerment pas forcément politisés comptent aussi, et le fait qu'ils cohabitent avec ceux d'Alice Coffin (Le génie lesbien), de Pauline Harmange ou d'Irène, est enthousiasmant.
Aucune voix ne doit être silenciée, tous ces livres existent, et on peut en faire quelque chose.
LB : C'est vrai (sourire). Après le Scum Manifesto exprime une forme d'exaltation malgré tout, au sujet des femmes, du pouvoir du "féminin". Son texte est d'une violence assumée et pourtant elle écrit : "Les femmes savent que le seul véritable pouvoir est celui de l'amour". Elle appelle à recourir à des méthodes quasiment terroristes... mais en louant les vertus de l'amour et de l'empathie. Insaisissable Solanas, encore une fois.
Et si dans le texte, elle opère une distinction entre les "Scum", des filles arrogantes et fières d'elles qui ont décidé de se passer des hommes, et les "filles à papa", des bourgeoises qui ne voient pas vraiment où se situe le problème, on comprend au bout du compte que dans son esprit, des Scum, il n'y en a qu'une : c'est elle !
Et cela, même si le Scum Manifesto propose de lever une armée de femmes pour foutre le bordel en Amérique. D'ailleurs dans les rues de New York, elle distribuait son texte (un dollar pour les femmes, cinq pour les hommes), comme pour recruter des guerrières. Mais on ne sait si elle faisait ça par provocation, par pure performativité, ou par véritable envie de lever une armée révolutionnaire.
LB : C'est une réponse directe aux théories de Sigmund Freud, qui prétendait que toutes les femmes avaient "envie de pénis" [le psychanalyste voyait là l'équivalent féminin de l'angoisse de la castration, ndlr]. A l'inverse, l'autrice dit : non, ce sont les hommes qui ont envie d'être des femmes ! (sourire)
Tout comme la psychanalyste et femme de lettres Julia Kristeva, et d'autres chercheuses liées à la psychanalyse à la même époque, Solanas, qui a suivi des études de psychologie (elle en fut diplômée à l'université du Maryland), renverse totalement le freudisme. Cette phrase nous renvoie également et dans une certaine mesure aux réflexions qui ont pu se tisser sur la culture du viol : le viol comme culture de la domination.
LB : En fait, je pense que Scum Manifesto est avant tout un texte ovni. A ce titre, c'est compliqué d'inscrire Solanas dans une continuité de la théorie féministe, quand bien même son manifeste est marqué historiquement. C'est vrai par contre que, par-delà cette binarité, on peut y lire des choses problématiques, une forme de transphobie par exemple.
Il y a dans le manifeste une dimension ouvertement essentialiste, chromosomale, très biologisante, comme cette division claire entre mâles et femelles sur laquelle insiste l'autrice – un concept qui a largement été dépassé depuis.
Mais à l'inverse, on peut aussi dire qu'il y a une anticipation, presque scientiste, dans le Scum Manifesto. Pour re-contextualiser, Solanas écrit à une époque d'accélérations scientifiques. Et dès l'introduction du livre, elle envisage quelque chose qui est devenue une problématique très contemporaine : la possibilité de reproduire l'espèce humaine sans forcément avoir "un homme + une femme" à l'origine de cette reproduction.
C'est assez visionnaire finalement, elle pressent que bientôt l'on pourra largement se passer des hommes pour procréer – même si le combat pour la PMA pour toutes est encore loin d'être gagné aujourd'hui. Là, elle met le doigt sur quelque chose d'assez fondamental pour la libération des femmes.
LB : Dans ses propos, l'argent reste effectivement le nerf de la guerre. Son approche est violemment anti-capitaliste. Même si tout en s'en prenant au système économique, elle réserve effectivement des mots très virulents aux hippies, cet idéal qu'elle vilipende aussi complètement. C'est pour cela que Solanas reste inclassable : elle défonce tout le monde à vue et personne ne trouve vraiment grâce à ses yeux. (sourire)
A ce sujet, je rappelle dans le texte ce qui s'était passé à l'époque au sein de NOW, la National Organization for Women, soit l'équivalent américain du MLF (Mouvement de libération des femmes) : la frange la plus radicale était en pâmoison devant son texte, la frange la plus réformiste horrifiée devant les conséquences qu'il pouvait susciter, et Valerie Solanas avait envoyé boulé les deux, refusant d'être instrumentalisée par tel ou tel mouvement ou courant.
C'était un électron libre avec une façon de penser totalement à part. Et c'est pour cela que dans le Scum, il y a à boire et à manger. Mais quand elle nous parle de l'économie, elle met le doigt sur ce qui à la même époque fut développé en France, par la romancière et théoricienne Monique Wittig et la sociologue et militante féministe Colette Guillaumin par exemple, mais aussi les féministes matérialistes [courant théorique issu de la deuxième vague féministe, ndlr] : le fait que le travail des femmes ne serait pas assez valorisé et rémunéré, que bien des hommes brassent de l'air et amassent de l'argent.
Valeria Solanas n'est évidemment pas la première à avoir pointé cela du doigt car Virginia Woolf l'écrivait déjà dans Une chambre à soi. Mais au final, c'est peut être l'un des points sur lesquels l'on peut mettre toutes les militantes féministes d'accord : le noeud du problème, c'est encore et toujours l'argent.
Scum Manifesto de Valerie Solanas
Postface de Lauren Bastide
Editions 1001 Nuits