Demain sera féministe ou ne sera pas. C'est ce qu'affirme Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme !, dans un essai stimulant et sororal baptisé Déviriliser le monde. Un livre pensé pour mieux préparer les prochaines années de lutte pour les droits des femmes, entre combat pour l'égalité salariale, contre les violences sexistes et sexuelles, mobilisation pour la planète et pour une société du "care", contre l'exploitation des travailleuses...
Livre incisif paru aux Editions de l'échiquier, ce manifeste n'envisage pas l'émancipation des femmes sans un soulèvement collectif contre l'idéologie viriliste et patriarcale, cette même idéologie qui s'est retrouvée aux premières loges tout au long de la campagne du candidat à l'élection présidentielle Eric Zemmour.
Alors que l'extrême droite se retrouve aux portes du pouvoir en la personne de Marine Le Pen, il fait bon prendre en considération les observations diverses de la présidente d'Osez le féminisme, citant aussi bien les mots de Françoise Héritier, Simone de Beauvoir et Christine Delphy que ceux d'Alice Coffin pour prendre le pouls de notre société actuelle.
Et ce, en proposant des mobilisations et des actes politiques plus justes, concrets, réalisables, point par point. En voici six à bien retenir.
Un délit de non-partage des tâches domestiques, c'est ce que proposait récemment l'écoféministe Sandrine Rousseau dans le cadre d'un live Twitch du site "Madmoizelle". "Tant qu'on ne donne pas les moyens aux femmes de véritablement obtenir l'égalité sur le partage, on n'y arrivera pas", déclarait la militante EELV, fustigeant "un impensé" concernant "les politiques sur l'égalité femmes-hommes" à ce sujet.
Et c'est aussi ce qu'appuie Céline Piques avec éloquence. L'autrice l'écrit : l'un des grands enjeux du féminisme est que les femmes ne soient pas réduites à "des mères astreintes au travail domestique et parental gratuit". C'est une reconsidération budgétaire qui s'avère indispensable, dans une société où les confinements n'ont fait qu'exacerber l'inégale répartition des tâches.
"Si le travail domestique, représentant 61 milliards d'heures, était monétisé et intégré au PIB, celui-ci augmenterait de 1043 milliards d'euros, soit une augmentation de 53 % du PIB actuel", détaille-t-elle à ce titre, insistant sur l'importance d'une mesure du travail domestique gratuit des femmes.
L'égale répartition des tâches domestiques (et pas simplement ménagères : il est aussi question du temps dédié aux enfants) semble encore être un idéal pour lequel il faut lutter. A l'instar de l'égalité salariale, d'ailleurs.
Pour rappel, l'écart salarial entre hommes et femmes fut évaluée à 16,5% en 2021, selon Eurostat, l'organisme de statistiques de l'Union Européenne. Autrement dit, à un certain moment de l'année, démontrent les travaux de Rebecca Amsellem, les femmes... commencent à travailler gratuitement.
C'est pour cela que le Parlement européen s'est prononcé le 5 avril dernier en faveur d'un renforcement "de la transparence salariale" et de l'égalité des salaires entre les sexes. Une mesure impliquant que les informations internes relatives aux niveaux salariaux puissent être divulguées aux salariés.
Est-ce suffisant ? Pour lutter contre les inégalités salariales, Céline Piques évoque notamment l'exemple de l'Islande : la loi nationale oblige les entreprises à obtenir une certification démontrant qu'elles ne discriminent pas les femmes. Sans la validation de cette certification, des sanctions financières peuvent être appliquées. Une initiative à propager sur le territoire hexagonal ?
Le 1er juillet 2021, le congé paternité en France est passé de 14 à 28 jours fractionnables, dont 7 obligatoires, et ce après des années de sensibilisation émanant de nombreuses voix militantes. Un changement idéal pour réduire les inégalités hommes-femmes ? C'est ce que pensent bien des couples, qui ne mésestiment pas le poids considérable de la charge maternelle.
Selon un récent sondage de l'Ifop, 34 % des femmes en France souffriraient actuellement d'un burn-out lié à leur maternité. C'est considérable. C'est pour cela que la présidente d'Osez le féminisme met l'accent sur une mesure qui compte : rallonger le congé paternité afin qu'il soit à égalité avec le congé maternité post-accouchement. Autrement dit, qu'il s'étende de 12 à 16 semaines. Mais ce changement opéré auprès des pères ne pourra pas se faire sans "une déconstruction des stéréotypes sexistes", précise l'autrice.
Parmi les grandes luttes pour les droits des femmes, impossible d'oublier celle des femmes de chambre de l'hôtel Ibis des Batignolles, s'étant mobilisées depuis le 17 juillet 2019 contre la surexploitation qu'elles subissaient dans le cadre de leur travail pour un salaire d'à peine 800 euros, avant d'obtenir en mai 2021 les changements attendus - baisse de cadence, augmentation salariale et requalification de leur contrat en Contrat à durée indéterminée.
Une situation sociale qui en dit long sur la condition des métiers dit "féminisés", majoritairement tenus par des femmes, sous-payées et soumises à d'infernales cadences. Une précarisation inacceptable pour Céline Piques, qui en appelle à plusieurs mesures très concrètes : interdire le travail de nuit dans le secteur du nettoyage par exemple, mais également oeuvrer à une convention collective protégeant les emplois à domicile, ou encore revenir sur la loi autorisant l'ouverture de certains commerces le dimanche...
Déviriliser le monde défend un projet qui manque cruellement à ce second tour de l'élection présidentielle : "une politique réellement de gauche et féministe", évoquant aussi bien les enjeux de genre que les enjeux de classe, en vérité indissociables, puisqu'intersections d'oppressions qui s'accumulent comme autant de double-peines.
"La classe des femmes est au patriarcat ce que la classe des prolétaires est au capitalisme", assène l'autrice. Autrement dit, une source d'exploitations et d'individualisations qui font système.
C'est encore pour cela que le combat féministe est aussi un combat anticapitaliste. Une notion pas si évidente face à la glorification de l'idéologie néo-libérale. Or, comme l'écrit la militante italienne Silvia Federici, citée par Céline Piques, "si le capitalisme a été en mesure de se reproduire, c'est seulement grâce aux inégalités dont il a tissé le corps du prolétariat mondial, et grâce à sa capacité à mondialiser l'exploitation".
Déconstruire le système capitaliste, pour mieux nommer les choses.
Comme l'a démontré le sexisme dont a été la cible Sandrine Rousseau, la lutte écoféministe ne bénéficie pas toujours de l'estime qu'elle mérite. Il suffit encore de constater les abondantes remarques paternalistes dont Greta Thunberg fait systématiquement l'objet. Portée par une jeunesse soucieuse des enjeux d'égalité, la mobilisation face à la crise climatique suscite l'ire des réacs.
Tel que l'énonce l'experte Marie Bécue : "Les jeunes écoféministes sont à l'intersection des discriminations: discrimination liée au futur et aux crises écologiques, discrimination en tant que femme, au sein d'un patriarcat capitaliste et écocide. Cette jeunesse demande aux adultes de changer leur mode de vie, d'avoir moins que ce qu'ils ont toujours eu, c'est pour cela que le réflexe de certains d'entre eux est l'agression".
C'est en réaction à ce déni teinté de sexisme que Céline Piques remet l'écologie au coeur des luttes, associant l'exploitation des femmes à celle des ressources naturelles. Son livre est un appel à reconsidérer les combats des militantes : "Ceux de Vandana Shiva, activiste altermondialiste qui défend la culture de semences paysannes, des femmes états-uniennes qui se mobilisent dans des combats pacifistes et antinucléaires, des femmes d'Amérique latine qui luttent contre l'exploitation pétrolière...".
A l'heure où les écrits comme ceux de Françoise d'Eaubonne se voient (re)découverts par les nouvelles générations de lectrices, le combat écoféministe demeure plus que jamais une lutte capitale.
Déviriliser le monde : demain sera féministe ou ne sera pas, par Céline Piques. Editions Rue de l'échiquier, 110 p.