"Le patriarcat est si universel et normalisé qu'on pourrait tout aussi bien interroger un poisson : 'et l'eau, c'est quoi ?'". Les éditions Massot font la part belle à l'une des voix plus radicales et flamboyantes du féminisme contemporain en faisant paraître la traduction de Fuck le patriarcat !, focus sur les "7 péchés pour prendre le pouvoir" par la journaliste, militante et essayiste égyptienne Mona Eltahawy.
"Que votre coeur soit trop rebelle pour la graine du patriarcat ! Et votre esprit trop libre pour celle du fascisme !", se réjouit en guise de dédicace l'autrice, bien décidée à louer les péchés en question au fil de chapitres dédiés : la colère, l'attention, l'ambition, le pouvoir, la luxure, l'obscénité... Des formes d'expression libératoires si ce n'est révolutionnaires lorsque les femmes s'en emparent. Toutes les femmes.
Militantes lesbiennes afro-américaines, activistes du monde arabe, riot grrrls russes, artistes ougandaises, écoféministes suédoises... L'appel au renversement global du patriarcat déployé par Mona Eltahawy tout au long de ces 220 pages n'oublie aucune voix. La sienne, de voix, fuit les concessions, le policé et le consensuel. La journaliste croit profondément en la possibilité d'une révolte qui, si elle a lieu, ne pourra se dissocier de la violence, de l'éclat et de l'autodéfense.
A l'unisson, sa prose est incendiaire, frontale et furieuse. Mais elle n'en est pas moins journalistique, convoquant mille et un exemples factuels de violences patriarcales à travers le monde, et tout autant de lectures matrimoniales afin d'étoffer sa connaissance des féminismes. "J'ai écrit ce livre en état d'ébullition", avoue l'autrice. Aux lecteurs et lectrices de s'abreuver du volcan. Et si vous n'êtes pas convaincu·e, voici quatre raisons de dégoter ce manifeste en forme d'éruption.
"Je m'appelle Mona Eltahawy est ma profession de foi est : Fuck le patriarcat ! C'est ainsi que je me présente au public, que ce soit face à mille personnes à Lahore au Pakistan pour parler de féminisme, à Dublin lors d'un sommet consacré aux violences faites aux femmes et aux enfants, ou lors d'une soirée de féministes africaines de toutes les générations à Johannesburg".
Voix abondamment suivie sur les réseaux sociaux, Mona Eltahawy est une journaliste égyptienne notamment connue pour ses reportages au service de médias comme le Guardian et le Washington Post. Depuis dix ans, elle redouble d'activisme digital et a lancé plusieurs mouvements sociaux, comme #MosqueMeToo, vague de dénonciation des violences sexistes et sexuelles à la Mecque, portée par les femmes musulmanes.
L'un de ses essais en appelle d'ailleurs à une "révolution sexuelle" au Moyen-Orient. Aussi active dans les manifestations que sur la Toile, son parcours personnel (l'ayant promené de l'Egypte au Royaume-Uni, du Royaume-Uni à l'Arabie Saoudite, de Jérusalem aux Etats-Unis) l'a amenée à cultiver cette réflexion :
"Le patriarcat est présent dans tous les pays, sur tous les continents. Que vous viviez dans le pays rêvé pour une femme – l'Islande et les pays scandinaves sont généralement en tête de classement – ou dans le dernier de la liste, le patriarcat est la règle : aucune nation n'a atteint l'égalité".
C'est sa propension à bousculer les lignes qui la rend si inspirante.
Un désir personnel, et communicatif. Avec son essai Fuck le patriarcat, l'autrice loue les vertus du mouvement #MeToo et prône, par-delà la libération de la parole, une forme de colère collective, des femmes et des populations marginalisées en général, dans un but ouvertement subversif. "J'ai écrit ce livre comme j'aurais tiré un missile", nous avoue-t-elle. De même, la réponse face au patriarcat devrait être foncièrement agressive, terrifiante et massive. "Le patriarcat craint le pouvoir de la colère féminine. Et bien, qu'il tremble !".
Dans cette optique révolutionnaire, la journaliste n'exclut pas la violence. Tout du moins, elle détaille l'importance de l'autodéfense, en narrant notamment cette soirée où, après avoir été agressée par un inconnu en boîte de nuit, elle a rétorqué par une rafale de coups de poing. Une riposte qui lui a semblé plus que légitime.
Attachée aux envolées rageuses des musiciennes punk (une musique qu'elle affectionne) et aux manifestes militants les plus vindicatifs, Mona Eltahawy cite la poétesse et activiste lesbienne, féministe et noire Audre Lorde : "Chaque femme dispose d'une large palette de colère, potentiellement utile contre les oppresseurs. Bien maîtrisée, elle peut être une formidable source d'énergie au service des progrès et du changement".
Victime de violences physiques et sexuelles, de la part des hommes comme des forces de l'ordre lors des manifestations qu'elle a couvertes, la journaliste conçoit le caractère profondément politique de cette colère. La réflexion qui en émane nous renvoie à une autre publication radicale et remarquable: La terreur féministe.
Mais plus que l'expression de sa colère, Mona Eltahawy s'exerce à déconstruire le système qui en est la cause. Ce faisant, elle épingle ses ambivalences. Ce sont ces digressions critiques qui participent à la qualité de ce manifeste. Comme lorsque l'autrice bouscule les assertions trop enthousiastes du girl power, selon lesquelles le pouvoir au féminin serait forcément positif, progressiste, si ce n'est féministe. Loin s'en faut.
Prenant l'exemple de l'ancienne présidente du Brésil Dilma Rousseff, la journaliste s'interroge : "Il faut se poser une question bien plus importante et compliquée que simplement : une femme peut-elle être présidente ? Il faut se demander : cette femme est-elle féministe ? Le démantèlement du patriarcat est-il une de ses priorités ? Utilisera-t-elle son pouvoir en faveur ou contre le patriarcat ?". A travers ces points d'interrogation, des intentions anticapitalistes qui, indissociables du féminisme, ne peuvent se limiter à quelques slogans.
Exemple évident parmi d'autres, celui de Margaret Thatcher. La Dame de fer, loin d'être "girl power" (contrairement à ce qu'ont pu affirmer les Spice Girls, ouille), serait la preuve que "la violence féminine n'est acceptable que lorsqu'elle fait avancer la cause du patriarcat, lorsque les femmes vont mener des guerres au nom du patriarcat et promeuvent une violence sur laquelle seul l'État patriarcal revendique un droit".
A l'inverse, c'est une "guerre contre le patriarcat" que revendique l'autrice engagée.
A l'instar du Génie Lesbien d'Alice Coffin, c'est un désir ardent de transmission qui se faufile entre les lignes de Fuck le patriarcat. Et plus précisément, le besoin d'invoquer un matrimoine pluriel et inclusif. Pour faire entendre discriminations et émancipations, la journaliste égyptienne invite au gré des chapitres les réflexions de Virgie Tovar, luttant depuis des années contre la grossophobie. Mais aussi celle de la poétesse afro-américaine et bisexuelle June Jordan, défenseuse d'une sexualité fluide et "complexe" qui échappe à la binarité souhaitée par le patriarcat.
On se plaira également à y lire le manifeste du Combahee River Collective, organisation féministe lesbienne radicale des années 70, ou bien encore les lignes enflammées de la rappeuse et superstar Cardi B. Un "casting" plutôt éclectique pour conférer une résonnance universelle à ce texte très incarné. Et autant de visages d'une colère qu'il faudrait glorifier plutôt qu'incendier.
Notre narratrice elle-même l'écrit : "Trop longtemps, les hommes nous ont insultées, laissant entendre que nous sommes trop en colère pour être prises au sérieux. Féminazies. Casse-couilles. Féministes en folie. Salopes. Sorcières. Oui nous sommes tout cela, nous devons l'affirmer. Je suis une femme en colère. Et les femmes en colère sont des femmes libres !".
Fuck le patriarcat : les 7 péchés pour prendre le pouvoir, par Mona Eltahaway
Editions Massot, 250 p.