"J'ai vu ce garçon maigrichon se transformer en super-héros. Demain, toute l'Amérique ne parlera que d'Elvis Presley". Voilà ce qu'assure le manager du King (incarné par Tom Hanks) dans Elvis, biopic de Baz Luhrmann (Romeo + Juliette, Moulin Rouge!) dédié à l'artiste éponyme et qui sort ce 22 juin 2022 au cinéma. Un portrait d'Elvis Presley qui s'annonce flamboyant. Mais pas seulement.
Car le cinéaste Baz Luhrmann est aussi connu pour ses exubérances visuelles, sa propension à allier classique et modernité, sa faculté à transgresser les attentes. Transgression et Elvis, une équation qui fait sens ? A n'en pas douter. Outre-Atlantique, bien des journaux rappellent la modernité épatante du roi du rock. Aussi bien en termes de musique qu'en termes... de jeu avec les genres.
Ainsi, The Observer n'hésite pas à l'affirmer : Elvis fut le premier grand artiste androgyne de la culture rock. Le premier à concilier masculinité et féminité en un tout subversif. Un chanteur qui aurait ainsi inspiré Mick Jagger, David Bowie, Freddie Mercury... jusqu'à la star de la pop Harry Styles.
Elvis aurait-il redéfini la manière dont s'envisage la virilité dans la musique rock ? Journaliste pour Numéro Magazine et autrice d'ouvrages rock (Courtney Love, de l'enfer punk à la rédemption glam), Violaine Schütz s'est penchée pour Terrafemina sur cette riche question.
Violaine Schütz : C'est vrai qu'il avait un côté androgyne, pour l'époque. Le film de Baz Luhrmann le met d'ailleurs bien en valeur, notamment à travers les costumes signés Prada : pantalons larges, chemises moulantes, chemises ajourées en dentelle... Baz Luhrmann a interrogé les proches d'Elvis Presley, notamment son ex épouse et sa fille, donc cet aspect-là est assez véridique.
Et puis, on voit aussi Elvis se maquiller. On lui fait même une remarque à ce sujet : il serait maquillé comme une fille... On parle toujours du fait qu'Elvis ait volé sa musique aux Noirs (ce qui est vrai) ou qu'il a inventé le rock'n'roll (ce n'est pas vrai, il en est plutôt l'un des pionniers), mais rarement du fait qu'Elvis fait partie des premières figures dans le culture populaire à associer masculinité et féminité, comme a pu le faire un James Dean à l'époque. Bien avant Mick Jagger, bien avant le glam rock et Brian Eno (Roxy Music).
V.S : "Efféminé" était effectivement une insulte à l'époque. Du temps de ses premiers concerts, Elvis évoluait dans le milieu très hétéronormé de la country. Et on le voyait se déhancher - son célèbre déhanchement.. C'est un déhanchement de femme. On pense qu'il lui aurait été inspirée par Tura Satana, l'actrice du film culte Faster Pussycat! Kill, Kill! de Russ Meyer, qui lui aurait appris à danser comme ça [Tura Satana était également gogo danseuse, ndlr].
De même, les gens disaient d'Elvis qu'il dansait comme un noir, ce qui n' était pas vraiment un compliment- le stéréotype était celui du Noir qui danse de manière "sauvage", entre autres images ouvertement racistes de l'époque. Mais aussi... qu'il dansait comme une femme.
C'est ça qui dérangeait : Elvis bousculait les normes du genre. Un homme ne devait pas se trémousser, faire bouger ses hanches de cette façon, comme les femmes pouvaient le faire dans les clubs de strip-tease notamment.
V.S. : Ces danses choquaient évidemment. On a rapidement fait à Elvis des procès de mauvaises moeurs. Les autorités essayaient de le coffrer. C'était quelque chose de très nouveau. On le surnommera Elvis the Pelvis ("le bassin"), en référence à son déhanché. Mais Elvis, ce sont aussi, en plein milieu des années cinquante, des cheveux gominés, des vêtements roses, des chemises près du corps, des traits fins, du maquillage aux yeux...
En 1957, l'impresario d'Elvis, le Colonel Parker, va le convaincre de lui faire faire son service militaire en Allemagne. On va donc l'envoyer à l'armée en mars 1958, et le masculiniser, c'est à dire : lui raser les cheveux. Cela revient à lui enlever ce qui fait sa force, son côté sexy. Les cheveux d'Elvis sont un peu comme ceux de Samson dans le mythe de Samson et Dalila...
V.S : On observe plusieurs périodes d'Elvis à ce sujet. Celle où il arbore des pantalons très amples qui lui donnent l'impression de flotter. Des costumes un peu rockabilly, avec des chemises country, de belles chaussures, les cheveux gominés... Il aime beaucoup les vêtements.
On va ensuite avoir le Elvis à l'armée. Puis le Elvis de 1968, qui fait son retour lors d'un mythique concert, le Elvis Presley 68 Comeback Special, diffusé sur la chaîne NBC, après avoir enchaîné des films très discutables où il portait des chemises hawaïennes et des shorts. Il revient avec un blouson de cuir très rock, moulé sur lui, une veste et un pantalon très sexy, il est très suave.
Mais il y a également le Elvis du milieu des années 70, celui qui remplit Vegas tous les soirs. Il apparaît en combinaison strassée et hyper glam, grosses lunettes et cheveux longs, bottines, décolleté plongeant, torse épilé, il porte des bijoux. A ce moment-là, il me fait beaucoup penser à Elton John.
C'est troublant de constater à quel point Elton John fait penser au Elvis des années Vegas. L'imagerie du glam rock en général fait écho à cette époque particulière d'Elvis. Le Elvis de Vegas m'évoque également le pianiste de music hall Liberace, dont les costumes étaient très kitsch, exubérants.
Elvis, de ce que l'on sait, n'était pas homosexuel, mais jouait beaucoup avec les codes féminins, les stéréotypes de genre. A l'instar d'icônes queer comme la chanteuse Cher, il avait cette démesure, ce côté extravagant, ce look pas facile à porter par tout le monde (surtout en dehors de Vegas)...
Le look c'est important pour les artistes, du rock comme du rap aujourd'hui – ce que démontre par exemple l'émission de Netflix, Nouvelle Ecole. On l'envisage avec la manière dont une star de la pop comme Harry Styles se met en scène – en robes, avec du vernis à ongles. On doit se créer une image très forte.
On imagine mal Freddie Mercury sans marcel moulant : c'est une voix, et une musique, qui emprunte autant à l'opéra qu'au heavy metal, mais aussi un look, qui va autant déranger que fasciner.
V.S : Je ne sais pas car quand je pense à ça, je pense plutôt aux sosies d'Elvis, de ceux qu'on aurait pu voir dans les émissions d'Evelyne Thomas (rires) Des sosies qui ressembleraient plus à Dick Rivers d'ailleurs. Dans la communauté gay et music hall, les costumes plus populaires renvoient davantage aux divas type Donna Summer.
Le costume d'Elvis est presque devenu un déguisement de carnaval. Mais le fait qu'il le soit devenu démontre sa teneur iconique, aussi iconique que celui de Jessica Rabbit. Question "diva", il faut aussi savoir qu'Elvis a failli jouer, à la fin des années 70, dans A star is born avec Barbra Streisand...
V.S. : C'est un aspect intéressant effectivement. Récemment est sorti un disque de l'artiste country Orville Peck, cowboy officiellement queer, et par ailleurs ami avec l'actrice Riley Keough, la petite-fille d'Elvis - tout est lié. Et bien, sa voix ressemble vraiment à celle d'Elvis Presley. La voix d'Elvis n'était pas si masculine que ça malgré ses moments vraiment crooner. Comme c'est sexy, certaines intonations peuvent paraître plus transgressives.
V.S : Little Richard déjà, aux prémices de la culture rock, n'était pas très viril non plus. Ni les Beatles, ni Mick Jagger, ni David Bowie effectivement. Comment l'expliquer ? Je dirais que le rock est par essence une musique transgressive : on parle de musique du Diable.
C'est la musique qui fait du bruit, énerve les autorités, les parents, va à l'encontre des normes. Quand on fait du rock c'est ce que l'on se sent différent, que l'on veut proposer quelque chose d'alternatif au monde où l'on vit, qui aille à l'encontre de l'establishment. Il y a l'idée d'une révolte, d'une rébellion.
Révolte qui, forcément, se confronte d'une manière ou d'une autre au patriarcat. A cela, il faut ajouter la sensibilité des artistes. A ce titre, le rock est une musique qui est censée être du côté de tous les opprimés et marginalités. Nirvana disait d'ailleurs : "Si vous êtes homophobe et raciste, n'écoutez pas notre musique".
Et Kurt Cobain avait aussi pour habitude de porter les robes de sa femme, Courtney Love, sur scène. Tous les groupes ne sont pas engagés mais on perçoit souvent cette dimension contestataire. Envers les normes de genre, le racisme, les injustices...
Au niveau du look, ce trouble s'envisage également du côté du hard rock et du heavy metal. Axl Rose de Guns N' Roses avait les cheveux très longs, tout comme Eddie Vedder de Pearl Jam, Chris Cornell de Soundgarden...
V.S. : Oui, Elvis se rendait bien compte qu'il dérangeait, au vu de la présence des forces de l'ordre dans certains de ses concerts, et les réactions suscitées par ses fameux mouvements de bassin. Il est bien sûr important de recontextualiser : l'époque d'Elvis baigne dans l'imagerie du western, les gueules carrées, les soupçons alarmés d'homosexualité à Hollywood (envers Cary Grant par exemple), le look des chanteurs de country, aux vêtements assez larges (aux antipodes des chemises cintrées d'Elvis), l'injonction à être un "bon américain", forcément hétérosexuel.
V.S : Harry Styles. Il voulait d'ailleurs jouer Elvis, il s'est battu pour ce rôle. Mais Baz Luhrmann lui a dit : tu es Harry Styles, tu es déjà une légende. Je vois en Styles une continuité dans la figure queer, dans la pop – il est cependant accusé de queer baiting, autrement dit de se réapproprier une esthétique LGBTQ qui ne lui appartient pas. Mais le rock a été dépassé par le rap, en terme de charts et d'influence culturelle.
Mick Jagger lui-même citera davantage un rappeur comme Machine Gun Kelly pour parler de nouveau rock. Dans le rock indé cependant c'est beaucoup plus admis de faire sa transition ou de jouer avec les codes du genre. Je pense à quelqu'un comme Ezra Furman [qui a notamment signé la bande originale des deux saisons de la série Sex Education, ndlr].
V.S. : Des artistes comme Kid Cudi (qui a porté une robe à la télévision lors d'un live récemment), Frank Ocean, Post Malone (qui porte du vernis), Lil Nas X évidemment... Il y a certains rappeurs qui jouent sur ça. Mais il faut savoir que le milieu du rap est encore très homophobe. La suspicion d'homosexualité n'est pas hyper bien admise dans cette sphère musicale.
Les choses ne bougent pas tellement dans la sphère mainstream du rap. Et je crois que les insultes que reçoivent certains rappeurs ouvertement gays, Elvis a du les recevoir dans l'Amérique très puritaine de son époque...