Lorsqu'on parle de génie, on a automatiquement en tête l'image du savant fou, ébouriffé et étourdi à la Albert Einstein, ou de l'artiste torturé qui survit dans les franges de notre société en déclamant des vers. Notre notion du génie, c'est celle du hors-norme. Et si c'est un peu cliché, ce n'en est pas moins révélateur : être brillant, c'est être à part. A chaque fois, on bute contre l'idée d'isolation sociale, d'inéquation avec les normes. Se pourrait-il que le secret pour être brillant soit d'être bizarre ?
Il peut nous arriver, avec plus ou moins de bonheur, de croiser la route d'une personne qu'on pourrait qualifier de "bizarre", que ce soit votre amie qui voit des petits visages d'enfants sur chacun de ses Miel Pops le matin, ou ce collègue qui s'exclame en pleine réunion que votre stylo serait parfait pour énucléer quelqu'un.
Certes, la "bizarrerie" est un concept très flou. Un adulte va trouver étrange un enfant de 4 ans qui avale frénétiquement des poignées de boue "pour se transformer en vers de terre", alors que réciproquement, un enfant de 4 ans ne comprendra pas qu'un adulte préfère lire des journaux -sans la moindre image ! - plutôt que d'aller jouer à la balançoire. Mais la constante, semble-t-il, est l'inadéquation sociale.
C'est le trait commun à toutes les personnes que vous pourriez taxer d'étranges : elles peinent à suivre les codes sociaux, s'attardent sur des choses incongrues, et sont toujours un peu en décalage par rapport aux autres. Elles ont une manière de penser peu commune et dérangeante. Et selon une étude menée par la neuroscientifique Nancy D. Andreasen, ce décalage social est en réalité le fait d'une légère anomalie cérébrale, qui influe sur leur comportement et leur perception des choses.
En effet, Nancy D. Andreasen explique que le cerveau traite les informations qui nous submergent grâce à un réflexe inconscient, l'inhibition latente. C'est en fait un mécanisme de filtration des données, qui fait que notre cerveau prête moins d'attention à des stimuli familiers. Ainsi, on ne cherche pas à analyser quelque chose d'habituel, on met plus de temps à lui donner du sens afin de pouvoir se concentrer sur l'essentiel.
Prenons par exemple une poignée de porte. C'est un objet qui nous est familier, dont on connaît l'utilité et qu'on voit en permanence. Par conséquent, notre cerveau "zappe" l'information à chaque fois qu'il voit une poignée de porte : il ne s'attarde pas dessus et l'élimine, afin de ne pas trop encombrer notre mémoire. Si l'on devait s'arrêter devant chaque poignée de porte, nous ne serions pas plus efficaces qu'un ordinateur qui plante.
Face à chaque donnée, notre cerveau fait donc le tri au niveau de l'hippocampe, qui est en quelque sorte le carrefour de notre mémoire, l'endroit où notre cerveau décide de stocker des informations ou de les éliminer. Cette fonction d'inhibition latente est en fait un avantage adaptatif, qui nous permet de survivre et de rester sain d'esprit : sans elle, nous ne serions pas à même d'appréhender correctement le monde qui nous entoure, de la même manière qu'un disque dur trop plein se met à ramer.
La majorité d'entre nous possède un système de filtre efficace, qui rejette massivement toutes les informations dites "inappropriés", comme les détails d'un grille-pain ou l'apparence d'une poignée de porte. Mais certaines personnes souffrent en fait d'un déficit d'inhibition latente : leur filtre est plus faible que la moyenne, et laisse passer plus d'informations qu'il ne le devrait. Contrairement à quelqu'un dont l'inhibition latente est normale, ils vont s'attarder sur cette fameuse poignée de porte, signalée comme quelque chose d'important par leur cerveau. Et ils vont donc lui donner un sens, se rendre compte qu'elle ressemble à au gros nez un peu tordu d'un boxeur, et ainsi de suite.
Or, il apparaît que notre créativité dépend directement de notre inhibition latente. D'après les résultats de l'étude de la chercheuse en neurologie Shelley Carson, 7 créateurs reconnus sur 10 sont en déficit d'inhibition latente. Et c'est logique : en cas d'inhibition latente basse, le cerveau est sur-stimulé, bombardé d'informations qui n'auraient pas dû être stockées. Le foisonnement de ces données favorise les analogies, les associations de pensée, la naissance de nouvelles informations... La pensée devient plus riche, plus fertile ; sa créativité est démultipliée.
"Une personne dont l'inhibition latente est basse ne verra pas seulement une lampe jaune sur un bureau; celui lui fera penser à une banane, à Bob l'Éponge ou à Bob l'Éponge en train de manger une banane... Et elle peut aller jusqu'à disserter dans sa tête pour établir si Bob l'Éponge peut aimer les bananes, et si oui, comment il peut s'en procurer dans l'océan", donne en exemple Shelley Carson.
Bien sûr, cette anomalie s'accompagne d'un certain nombre de désavantages, qui expliquent aussi pourquoi les personnes à l'inhibition latente basse peuvent passer pour "bizarres" : migraines récurrentes, troubles de l'attention, tendance incontrôlable à la rêverie, difficultés à s'organiser... Mais grâce à cette originalité accrue, elles sont souvent aussi plus brillantes. Leur mode de pensée leur permet de faire de proposer des choses nouvelles, de trouver des innovations. Et c'est ce qui les met au-dessus d'un employé lambda, même sérieux. Il ne suffit pas de faire correctement son travail, d'arriver à l'heure et de bien respecter les règles : pour être brillant, il faut parvenir à exploiter sa créativité, à l'articuler à une réflexion cohérente afin de bousculer intelligemment les codes.
Il est donc grand temps de réhabiliter les gens bizarres, ceux qui sont toujours un peu gauches, un peu en décalage, et qui ne rentrent jamais dans aucune case. Marginaux en tout genre, poètes maudits et introvertis solitaires, réjouissez-vous : la raison de votre inadaptation sociale est la raison de votre plus grande force -votre formidable créativité. Le "freak", c'est chic !