C'était il y a un an, le 24 février 2022. Anna Ivko se rappelle de son réveil brutal et du flot des notifications. La Russie, sa Russie natale, venait d'envahir l'Ukraine, son autre pays de coeur. "Je me suis ruée sur mon téléphone pour contacter mes trois cousins, mon oncle et ma grand-mère de 81 ans qui étaient à Mykolaïv, en Ukraine. C'était super dangereux là-bas". Ce jour-là, le coeur d'Anna s'est fendu en deux. Née il y a 36 ans à Nadym d'une mère russe et d'un père ukrainien, la jeune femme est arrivée à Paris à l'âge de 17 ans, à la faveur d'une admission en école de commerce- elle est aujourd'hui chargée de recouvrement. Et elle a longtemps détenu deux passeports : ukrainien et russe. "Mais ce n'est pas exotique là-bas", explique-t-elle. "Cela déplaît aux gens quand je dis que je ne fais pas de différence entre la Russie et l'Ukraine. Mais ce sont deux pays qui sont tellement mélangés et il y a tellement de gens comme moi, moitié russe, moitié ukrainien !"
Cette double culture, elle l'a vécue durant toute sa vie. Avant de débarquer en France, Anna Ivko vivait en Russie avec ses parents, mais passait toutes ses vacances dans le centre de l'Ukraine, à Tcherkassy, non loin de Kyiv. "C'était magnifique", se remémore-t-elle. "J'allais à la campagne avec mes grands-parents et mes cousins. Ma grand-mère avait un joli jardin avec beaucoup des fleurs, des cerises, des fraises... Et j'allais souvent à la pêche à Dniepre avec mon père. Tous les soirs, nous allions dîner chez quelqu'un de la famille ou on invitait. On mangeait très bien, on chantait des chansons ukrainiennes..."
Une douceur de vivre que la guerre est venue brutalement déchirer. Depuis le début du conflit, toutes les pensées d'Anna se portent vers l'Ukraine et ses proches. "J'ai très très mal vécu tout cela. Je suis tombée en dépression, je n'arrivais plus à dormir. On m'a prescrit des somnifères, des antidépresseurs", explique-t-elle, la voix nouée.
Chaque jour, la boule au ventre, elle a suivi les actualités, "les enfants et les femmes morts", les bombardements, la désolation. Impuissante face à cette tragédie qui a déjà fait plus de 18 358 victimes civiles (7 031 tués et 11 327 blessés selon le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme), aurait tué 100 000 soldats ukrainiens (le double côté russe) et jeté sur les routes de l'exil plus de 8 millions de personnes, la jeune femme a voulu donner de son temps et de son énergie : elle a participé à l'effort humanitaire en France, envoyant des colis et aidant ces réfugiés à trouver un logement ou un emploi. "Mais beaucoup sont aujourd'hui rentrés en Ukraine, ils n'ont pas trouvé leur place ici, malheureusement."
Un an après le début de l'invasion, elle a pu observer la magie de la résilience au sein de sa famille ukrainienne. "Je constate que les gens s'adaptent à la guerre. Mes cousins fêtent les anniversaires, retournent au resto. Leur cerveau s'est habitué, ils reprennent progressivement leur vie. C'est assez fou de se dire qu'il y a peu, je faisais des insomnies alors qu'eux dormaient sous les bombes."
Comme des bouffées de normalité arrachées au chaos. "Cela me donne un peu d'espoir", soupire-t-elle. D'autant que sa grand-mère a été mise en sécurité dans la maison de famille de Tcherkassy. "Même s'il y a des coupures d'électricité, ce n'est pas une zone de combat". Un vrai soulagement, car Anna a tenté durant un an de la faire venir en France. En vain. "Je ne sais pas si elle ne pouvait vraiment pas faire le déplacement à cause de son âge ou si elle ne voulait pas. Beaucoup de gens, même les personnes âgées, sont restés au pays au final", constate Anna.
Voilà un an qu'Anna Ivko n'a pas pu retourner en Russie, faute de liaison aérienne. Ce sont ses parents qui ont fait le déplacement de Saint-Pétersbourg jusqu'à Paris à l'automne dernier, en transitant par l'Arménie. La stigmatisation de ses origines russes ? Elle ne l'a pas trop ressentie, "probablement parce que ça fait longtemps que je suis en France, mais certains de mes amis russes ont senti cette forme de regard suspect. Certains n'ont même pas pu ouvrir de compte bancaire en France par exemple...". Elle sait aussi l'épuisement de ses amis en Russie, leur impuissance. "Certains sont même partis vivre à l'étranger pour éviter d'être mobilisés."
Anna garde cette angoisse au creux du ventre, mais elle s'oblige à rester optimiste. "Je dois prendre soin de moi sinon, je ne pourrais pas aider ma famille", souffle-t-elle, la gorge serrée. La fin de la guerre ? Elle ne l'imagine pas encore. "Je pense que ça va encore durer un an, au moins." Elle attend, impatiente de retrouver enfin sa grand-mère, son beau jardin et ses cerises.