Longtemps, Céline Boeuf est restée "dans le déni". Sa cécité a été progressive : malvoyante dès l'âge 12 ans, elle est devenue complètement aveugle à 19 ans. "Ado, je rejetais mon handicap en bloc. Quand j'étais au collège, je ne voulais surtout pas que les gens sachent que j'étais malvoyante, ce qui était totalement utopique car j'avais des lunettes à double foyer avec une loupe fixée sur le verre, j'avais gonflé à cause de la cortisone et le nez sur les cahiers. Mais je ne voulais pas que ça se sache."
Aujourd'hui non-voyante, la jeune quarantenaire "revendique" le mot handicap. Elle le brandit comme un étendard militant, politique. Car il synthétise la façon dont le monde dans lequel elle évolue la discrimine, l'ostracise, la stigmatise. "Si tout était adapté, si la société était bien faite pour les personnes aveugles, je n'y serais pas 'handicapée'. Ce qui m'handicape, c'est que rien n'est conçu pour moi et mes camarades de galère, de cécité et de malvoyance."
Pour rester autonome lorsqu'elle est devenue aveugle, Céline Boeuf a intégré l'un des rares centres de rééducation existant en France. Pendant trois mois d'internat, juste après son bac, elle a dû réapprendre les gestes les plus élémentaires pour appréhender cette nouvelle vie dans le noir. Elle s'initie au braille et à l'informatique adapté, apprend à se déplacer seule avec une canne, à faire ses courses, son linge, son ménage, à cuisiner. "Ce sont des choses toutes simples et concrètes, mais je vous mets au défi de séparer le blanc d'un jaune les yeux fermés quand vous faites de la pâtisserie ! On n'a pas toutes et tous connaissance qu'il existe des sépare-oeufs super pratiques. J'ai aussi découvert qu'il existait des détecteurs de couleurs, ce qui est très pratique quand vous avez des pulls dans deux coloris différents."
Musicologue de formation ("Par intérêt pour les paroles de chansons"), Céline le confesse : elle n'avait "pas de rêve". "Je suis quelqu'un d'assez pragmatique. Je me disais que je ferais en fonction des possibilités que la vie m'offrirait". Elle s'imaginait dans la programmation musicale en radio, mais lâche avec cet humour noir qu'elle a appris à manier avec malice : "Musicologue et aveugle. La suite logique, c'était chômeuse !"
C'est durant ses études que la jeune femme a commencé à fréquenter les bibliothèques et s'est heurtée au manque de ressources criantes pour les personnes déficientes visuelles. "J'ai même dû payer des secrétaires pour m'aider à consulter les documents". C'est donc tout naturellement qu'elle postule à l'annonce de l'association Valentin Haüy- qui a pour vocation d'aider les aveugles et les malvoyants à sortir de leur isolement- qui recrute une bibliothécaire pour gérer, entre autres, les partitions en braille. "Je me suis dit que c'était une annonce taillée pour moi."
La voici aujourd'hui responsable adjointe de la Médiathèque Valentin Haüy à Paris, entourée de livres, audio-livres et de musique dans cet endroit accueillant, au service des lectrices et lecteurs déficient·e·s visuel·lle·s. "J'y suis très heureuse".
Un cocon inclusif et réconfortant comparé à ce qu'elle doit endurer pour se rendre chaque jour sur son lieu de travail. Car dès qu'elle met un pied à l'extérieur, Céline Boeuf se confronte à ce monde validiste qui la relègue constamment en marge. "Dans les transports en commun à Paris, je n'ai pas le droit aux mêmes informations que tout le monde. Je dois faire un effort considérable pour compter les stations dans le métro, suivre très attentivement les annonces vocales quand elles existent et qu'elles sont bien paramétrées. Car ces annonces fonctionnent parfois dans le sens inverse du trajet..."
Et puis il y a ces micro-agressions quotidiennes. Ces regards et préjugés qui la fragilisent malgré elle. "Cinq personnes par jour en moyenne m'approchent sans que je n'ai sollicité leur aide". Des personnes souvent bien intentionnées, mais qui pénètrent par effraction dans la bulle de Céline. Parfois agaçant, souvent terrorisant. "Ma vie personnelle est un train-fantôme permanent. J'ai régulièrement des mains qui se posent sur moi sans que je ne sache à qui elles appartiennent."
La jeune femme a donc développé des techniques d'auto-défense pour se prémunir de ces intrusions non-consenties : dire "bonjour" pour amorcer la discussion avec l'inconnu·e, secouer le bras pour se défaire de l'emprise maladroite, ou s'arrêter, tout simplement. "Vous voulez m'aider ? Et bien, commencez par me parler !", s'agace-t-elle. "Je ne suis pas une chose qu'on manipule, je ne suis pas un meuble, je suis une personne avant d'être une canne blanche. On me dit souvent : 'Mais ça part d'une bonne intention'. Sauf que si l'intention était bonne, elle considèrerait la personne que je suis avant de considérer mon handicap."
Ses conseils à ces aidant·e·s spontané·e·s ? "Dites bonjour et vérifiez que la personne déficiente visuelle en face de vous a bien compris que c'est à elle que vous vous adressez. Et la première question à demander, c'est : 'Avez-vous besoin d'aide ?'. Cela peut être le cas et on acceptera avec plaisir. Si on répond 'non', n'insistez pas."
Car chaque sortie de Céline prend des airs de parcours du combattant. Et chaque interaction peut la troubler, voire la mettre en danger. "Quand je suis à l'extérieur, je suis très concentrée, je cherche un repère avec ma canne, j'essaie d'écouter le sens de circulation des voitures, j'écoute le feu sonore que j'ai réussi à déclencher... Si on vient me perturber, je peux me sentir agressée."
Si les statistiques montrent que les personnes handicapées sont en première ligne des violences sexuelles, Céline n'en a pas été victime. "Peut-être que certaines personnes ont eu des gestes obscènes mais cela m'aura totalement échappé du fait de ma cécité", souffle-t-elle.
L'épidémie de coronavirus a accru cette angoisse des micro-agressions dans un environnement devenu encore plus hostile. Et la jeune bibliothécaire a vécu le confinement et le télétravail comme un soulagement. "J'ai peur d'être touchée. En période de Covid, c'est un danger supplémentaire." Elle est retournée à la bibliothèque de temps en temps, mais en taxi, afin de limiter les risques. "Bien sûr, ma vie sociale et culturelle a été impactée cette année, mais comme tout le monde", plaisante-t-elle. "Quand on prend un verre, c'est au téléphone ou sur WhatApps."
La peur irrationnelle de pénurie pendant le premier confinement, ces rayons de pâtes dévalisés, Céline l'a aussi vécue de plein fouet. Mais en subissant les dommages collatéraux. "Moi qui ne fais mes courses que par le biais du seul site marchand accessible aux personnes déficientes visuelles- Hourra, qui fait un énorme travail sur le sujet-, j'ai constaté qu'ils n'avaient plus rien. Je me suis donc retrouvée à me connecter à 8h du matin pour avoir une boîte de 12 oeufs. Je ne pensais pas faire ça un jour ! Parce que contrairement à la grande majorité des gens, moi, je n'avais que cette possibilité-là pour faire mes courses."
Quant à sa vie amoureuse, elle a été mise entre parenthèses, comme tant de célibataires en cette période de paranoïa sanitaire. Mais ce n'est que temporaire : Céline n'a pas cloisonné ses rencontres. En couple avec personnes malvoyantes ou aveugles jusqu'à présent, la Parisienne l'assure : elle choisit ses amoureux "pour leur personnalité", pas en fonction de leur handicap.
"Je n'ai pas de règles. Mais je n'ai jamais eu d'histoire avec un homme valide jusqu'à présent. Ca a pu être un 'but' quand j'étais dans le déni de mon handicap, mais aujourd'hui, je pense que seule une personne qui porte le même handicap que le mien peut réellement le comprendre." A cela s'ajoute le défi de se rendre dans des lieux de rencontres, comme les bars, difficilement accessibles. Ou encore les sites de rencontres qui font partie de ces 90% de sites internet français non-adaptés aux personnes déficientes visuelles. "On sait que 80% des informations passent par le regard et si un homme me regarde en soirée mais ne verbalise rien, c'est tout de suite plus complexe. C'est une source de questionnements pour beaucoup de personnes handicapées."
Cette charge mentale permanente, cette boule au ventre, Céline Boeuf en a assez. Elle appelle le gouvernement à agir. Enfin. Car si le handicap avait été déclaré "grande cause du quinquennat", si peu de choses ont été entreprises depuis 2017. Parmi ses requêtes prioritaires ? "Rendre les sites de l'Etat accessibles aux personnes déficientes visuelles. Je paie mes impôts sur un site qui ne m'est pas totalement accessible et qui me fait carrément faire des erreurs...", ironise-t-elle. Céline réclame également qu'une contrainte soit imposée aux sites internet en règle générale. "Quand j'écris aux sites marchands, je n'ai pas de réponse, seulement quand je les agresse sur Twitter- mais c'est mon dernier recours."
Et enfin, elle se plaît à imaginer un monde idéal, inclusif et sûr, qui la déchargerait de cette obligation d'anticipation écrasante. "Avoir des feux sonores qui annoncent la couleur du feu et le nom de la rue dans toutes les villes, avoir des transports accessibles, et que ces aides techniques soient entretenues. Parce que lorsqu'une rampe d'accès est cassée, le bus sort quand même. Cela veut dire qu'on accepte que les personnes handicapées n'aient pas les mêmes qualités de service", soupire Céline. "Nous en avons marre d'être considérés comme des citoyens de seconde zone."