Pour appréhender la pleine mesure de l'horreur de l'excision, il faut cesser de la voir comme une simple mutilation physique : c'est aussi l'avenir des filles qu'on déchire de ce geste. Car cette violence est la toute première d'un enchaînement dramatiquement bien huilé : après l'excision, rite de purification et d'intégration de la fillette, vient ensuite le mariage forcé, qui éloigne à jamais les enfants des bancs d'école pour les enfermer dans une vie de d'abus, de tâches domestiques et de grossesses précoces.
Face à cela, l'anthropologue Lightfoot-Klein titrait très justement son ouvrage sur les mutilations génitales féminines Prisoners of Ritual, c'est-à-dire "Prisonnières du rituel". Cela résume parfaitement le fléau que représente l'excision : ce qui était une coutume barbare est devenue un piège, que les femmes africaines sont contraintes de refermer sur elles-mêmes pour s'intégrer à une société corsetée par des traditions archaïques.
Mais Josephine Kulea, une Kényane de la tribu Samburu, n'a jamais pu se résoudre au fatalisme de cette constatation. C'est pourquoi, depuis une dizaine d'années, elle se bat avec bravoure contre cette pratique féminicide, qui touche toujours 200 millions de filles dans le monde, d'après un rapport de l'UNICEF pour l'année 2016. Avec son association, Samburu Girls Foundation, fondée en 2012, elle a déjà sauvé plus de 1000 fillettes d'un quotidien de douleurs et d'abus. Portrait d'une femme courage qui "redonne de l'espoir" à Barack Obama lui-même.
Le 26 juillet 2015, Barack Obama a adressé un long discours à la jeunesse kényane en Nairobi, dans lequel il a publiquement remercié Joesphine Kulea en expliquant qu'elle "lui donnait de l'espoir". Et il y a de quoi. La jeune femme de 32 ans, dont le sourire et la détermination ne vacillent jamais, a fondé en 2012 la Samburu Girls Foundation afin d'appuyer le combat qu'elle menait déjà depuis plus d'une décennie contre l'excision et le mariage forcé au Kenya.
Elle cible plus particulièrement la communauté Samburu -dont elle est issue - où les mutilations génitales féminines et les abus sexuels de filles prépubères sont totalement banalisés. Cette tribu, qu'on assimile souvent aux Massai parce qu'ils partagent une langue et une culture similaire, est composée de bergers, qui élèvent des vaches, des chèvres et des chameaux dans des terres arides et désertes coincées entre le mont Kenya et le désert de Somalie.
L'isolation de ces campagnes, combinée à un analphabétisme galopant et à une pauvreté massive qui touche 7 personnes sur 10, représente le cocktail parfait pour que se propagent des rites barbares comme l'excision. Ces facteurs transforment en lois sacrées des traditions archaïques et barbares : alors que depuis 2011, toute forme de mutilation génitale féminine est formellement interdite par la loi kényane, les fillettes continuent d'être excisées et mariées très tôt chez les Samburu -entre 6 et 12 ans.
Dans cette société rituelle se pratique également le perlage, "une pratique affreuse qui fait de l'enfant un objet sexuel", s'indigne Josephine Kulea dans Le Monde. Cette terrifiante tradition locale consiste à parer les jeunes filles dès leurs 6 ans d'un collier traditionnel de perles tressées qui autorise un "fiancé" (souvent un proche plus âgé) à abuser d'elle à volonté. Pour les Samburu il est dans les coutumes de boire du lait de vache caillé mélangé avec du sang prélevé sur un animal vivant, il est normal de pouvoir violer quotidiennement une enfant qui n'a même pas encore atteint la puberté.
C'est donc contre les atrocités commises au nom de la tradition que la courageuse Josephine Kulea a décidé de prendre les armes. Alors qu'elle-même avait réussi à échapper son funeste sort grâce à l'aide d'un prêtre, elle entame une croisade personnelle pour aider les femmes et les fillettes de sa communauté. Elle intervient pour la première fois la veille du mariage de sa petite cousine, qui allait être forcée d'épouser un sexagénaire. Malgré la colère qu'elle soulève au sein de sa tribu et la pluie de menaces de mort qui s'abat sur elle, elle multiplie les sauvetages pendant plus de dix ans. Infirmière de formation, elle mène aussi des campagnes de sensibilisation dans les villages pour éveiller les consciences aux dégâts causés par l'excision ou les mariages précoces.
Avec la Samburu Girls Foundation, elle amplifie son action : grâce à un vaste réseau d'informateurs, essentiellement composé de femmes qui refusent que leurs filles connaissent le même calvaire qu'elles, elle organise des interventions "coup de poing", durant lesquelles une équipe interrompt par surprise avec des policiers les cérémonies pour soustraire les fillettes à des mariages forcés. Par la suite, les jeunes rescapées sont prises en charge par l'association et scolarisées, afin de pouvoir enfin se reconstruire. Des réunions de réconciliation sont également organisées avec la famille mais très souvent, la sentence est irrévocable : les jeunes filles sont ostracisées sans l'ombre d'une hésitation – parce qu'elles se sont soustraites aux traditions de la tribu, elles ne sont plus considérées que comme des vulgaires prostituées. Kulea elle-même en a souffert : "Ma propre famille a organisé des cérémonies traditionnelles, priant pour ma mort !", confie-t-elle à NewsDeeply. Ainsi, une centaine de filles vivent au centre, ainsi que 45 nourrissons nés après des perlages.
Actuellement, elle est particulièrement active : au Kenya, loin d'être synonyme de joie et de festivités en famille, les vacances de fin d'année sont particulièrement dangereuses pour les fillettes : "La situation est critique, s'alarme-t-elle. En ce moment, pour les enfants, c'est les grandes vacances. C'est la période où on a le plus de mariages forcés et d'excisions. On reçoit tous les jours des appels au secours".
La lutte contre l'excision et le mariage forcé demeure un long et douloureux chemin de croix, émaillé de petites victoires : avec la SGF, elle a réussi à sauver 1000 fillettes depuis 2012. Et en ville, la situation commence à changer alors que la modernité prend doucement le pas sur la ritualisation des maltraitances à l'encontre des femmes. Dans les milieux ruraux figés par des traditions archaïques, la SGF continue de militer en organisant des campagnes de sensibilisation destinées aux hommes, aux chefs de village et aux forces de police : le but est de parvenir à changer progressivement le regard qu'ils posent sur ces coutumes barbares, afin de les inciter à combattre activement ces pratiques."Le combat n'est pas terminé, admet Josephine Kulea dans Le Monde. "Mais je garde l'espoir de voir un jour l'avènement d'une Afrique sans excision. Il faut que les femmes de ce continent apprennent à dire non". Parce que ces fléaux ne tuent pas seulement les femmes, mais une nation toute entière.