Toujours plus. Il semblerait que certaines plumes aient pris le titre du best-seller de la YouTubeuse Léna Situations au pied de la lettre. Pour bien des esprits chagrins, il semble vouloir dire : toujours plus de hate. Un acharnement prononcé dans certaines colonnes à l'heure où l'ouvrage de développement personnel de la jeune influenceuse s'impose comme l'une des meilleures ventes du marché - plus de 37.000 exemplaires écoulés en trois semaines.
Avec ce manuel à destination d'une audience adolescente, Léna Mahfouf de son vrai nom désire partager les clés philosophiques de son bonheur – pas si fastoche dans une société à ce point chaotique. Une intention en phase avec les bonnes ondes qu'elle propage quotidiennement sur YouTube et Instagram à ses trois millions de fans fidèles. Mais le succès de la créatrice décomplexée de 23 ans ne plaît pas à tout le monde et ce n'est (vraiment) rien de le dire. Parmi ses détracteurs, un chroniqueur et écrivain de renom : Frédéric Beigbeder.
Dans les pages du Figaro, le journaliste quinquagénaire n'y va pas avec des pincettes concernant cette "autobiographique d'une inconnue célèbre" : "Le livre qui se vend le mieux en France est tellement sucré qu'il rend les doigts poisseux; nous en déconseillons sa lecture aux diabétiques", tacle-t-il sans détour.
Mais pourquoi tant de haine ?
C'est une chronique à charge que délivre l'auteur de 99 francs. Pourtant à l'écoute des jeunes quand il le souhaite (dans son primé Un roman français, il dévoile avec pudeur le regard de papa déphasé qu'il voue à sa fille), Frédéric Beigbeder se permet quelques piques arrogantes. Notamment lorsqu'il noie son texte de références littéraires prestigieuses (Guy Debord, le situationnisme, Jean-Paul Sartre) censées contraster avec la qualité de Toujours plus.
"Entre L'Être et le Néant, Léna Situations privilégie plutôt la seconde option", ironise par exemple le romancier. Subtil. On a déjà connu acharnement moins ciblé que ce portrait au vitriol de ces "147 pages de vide et 19,50 € de perdus", pour le paraphraser encore. Ciblé ou global ? Entre les lignes, l'auteur semble plutôt s'en prendre à une génération entière, qu'il accuse "d'inculture assumée" entre deux charges bien énervées - style "le système éducatif français a perdu une bataille contre Facebook".
L'air de rien, Léna Mafhouf semble donc être perçue comme la porte-parole d'une jeunesse connectée qui aurait délaissé la Culture - avec un grand C - pour les réseaux sociaux.
Résultat, on a volontiers envie de décocher au chroniqueur un léger "OK boomer". Pas juste pour la beauté du geste, mais parce que ce type de discours semble propre à bien des attaques médiatiques - qu'elles concernent Léna Situations, Aya Nakamura ou Greta Thunberg. Derrière ces piques, de véritables conflits générationnels. L'influenceuse Emilie Martinoff établit d'ailleurs une analogie : "Fredo, il a tellement le seum qu'une nana comme Léna (jeune et issue de la génération réseaux sociaux) soit la numéro 1 des ventes de livres qu'il s'est dit qu'il allait la défoncer gratos dans Le Figaro ! Comme dirait Greta : Chill Fredo, Chill !".
La comparaison avec Greta Thunberg semble tomber sous le sens tant les arguments des détracteurs sont identiques : on reproche aux jeunes autrices et activistes leur jeunesse et leur notoriété, le retentissement de leur voix et leur visibilité sur les plateformes sociales. Pas plus tard que ce 23 novembre, l'écrivain Marc Lambron se plaisait ainsi à pitcher au micro de France Inter une nouvelle version toute personnelle du Petit Prince qui mettrait en scène une "princesse suédoise", Greta, "[lançant] des fatwas vegans" sur les "générations antérieures". Ironie de l'histoire : le conte de Saint-Exupéry fustige justement... l'arrogance des adultes. Après la guerre des sexes, la guerre des âges ?
Curieuse propension à l'aigreur que l'attitude de ces interlocuteurs - tous bien boomers comme il faut. D'autant plus triste d'ailleurs que Léna Mahfouf revendique à l'inverse un militantisme du kiffe, s'adressant à celles et ceux qui souhaitent "dire NON à la déprime, à la morosité et à la spirale du négatif, mais OUI au positif, à la joie, à l'acceptation de soi et à la réussite", dixit l'ouvrage. Du feelgood qui paraît moins déplaire par son succès - l'attrait commercial des guides "d'auto-assistance" n'est pas une première - que par la personnalité de son autrice.
"Il y a un vrai dédain face aux 'influenceuses', moquées pour un peu tout et n'importe quoi, de leur look à leur poids en passant par leurs choix amoureux. Mais rien n'est pire qu'une influenceuse qui quitte le pré carré des 'choses féminines' et veut écrire des livres", explique à ce titre l'autrice Lucie Ronfaut dans Règle30, la newsletter hebdomadaire féministe dédiée aux nouvelles technologies. Pour l'experte, le mépris que génère Léna n'est pas neuf : avant elle, la YouTubeuse (et aussi autrice) EnjoyPhoenix inspirait la même véhémence.
Un "snobisme doublé de misogynie" que subiraient aussi bien les influenceuses que les jeunes autrices de fan fiction, les YouTubeuses spécialisées en littérature ("booktubeuses") et plus généralement toutes celles qui "osent" s'afficher en selfies sur Instagram - ou y revendiquer leurs passions et habitudes. "Le texte de Frédéric Beigbeder traduit juste de la jalousie doublée d'aigreur teintée de ce sexisme qui méprise les productions féminines", décrypte à l'unisson la journaliste et militante afroféministe Rokhaya Diallo. Et vlan.
On le comprend, ce n'est pas la qualité intrinsèque de Toujours plus qui est en jeu ici. Plutôt un mépris teinté d'incompréhension visant les jeunes créatrices qui osent élever la voix. D'autant plus quand ces voix-là, déclinées en livres (support de prestige s'il en est), sont écoutées et se déploient même jusqu'aux couloirs des métros.
Pour la principale intéressée, Léna Situations elle-même, c'est également du côté du snobisme culturel et de la violence symbolique qu'il faut chercher ce profond malaise. "C'est un peu facile de s'attaquer à la nouvelle génération, dire c'était mieux avant. On est fatigué par ce snobisme intellectuel et le mépris qu'on peut avoir face à des jeunes qui essayent de faire des choses", explique-t-elle sur le plateau du talk show de TMC Quotidien. CQFD.
Il y aurait bien sûr bien des contradictions à pointer dans le texte de Frédéric Beigbeder. Le fait de voir un auteur autoproclamé "militant de la frivolité" dresser un procès d'intention pour "superficialité" à la jeune autrice par exemple : un paradoxe qui ne manque pas de piquant. Mais ce n'est pas grave au fond : "+ est égal à +", comme l'indique la formule de l'ouvrage, et tant pis si l'équation doit passer par quelques zéros grincheux.