Petite fille est l'histoire de Sasha. Sasha est née dans un corps de garçon. Elle n'a que sept ans mais cela fait déjà plusieurs années qu'elle se sent fille. Une réalité intime soutenue par sa famille et surtout par sa mère, qui lutte contre l'institution scolaire pour que son enfant soit considérée comme telle. Mais les mentalités peinent à évoluer.
Cette histoire est singulière et pourtant ce qu'elle exprime est universel. Car en filmant avec pudeur et justesse cette "petite fille" pas comme les autres, ses proches et son quotidien, le cinéaste Sébastien Lifshitz saisit la quête d'identité, et surtout d'acceptation, que vivent bien des voix transgenres - notamment - dans la société actuelle.
Pour capter ce conflit permanent entre la stigmatisation et l'émancipation, le réalisateur s'attarde sur une période cruciale où tout s'écrit, se créée ou se casse : l'enfance. En résulte un documentaire poignant qui brise le coeur autant qu'il éveille les consciences. Et si vous n'êtes toujours pas convaincu·e, voici cinq bonnes raisons de rattraper - jusqu'à la fin du mois de janvier - ce véritable film-événement sur le site d'Arte.fr.
Sasha n'est pas un garçon qui se dit fille, non, c'est "une fille emprisonnée dans un corps de garçon", comme l'énonce sa mère. Celle-ci raconte avec justesse les restrictions qu'engendrent les assignations de genre, étiquettes encore trop difficiles à découper. "Si 'sexe : masculin' n'était pas écrit sur un papier, qui le saurait au juste ? Mais parce que c'est écrit, ma gamine passe à côté de son enfance. Et je trouve ça dégueulasse", explique-t-elle.
"Je comprends pas pourquoi on la juge alors qu'elle est juste pas née dans le bon corps et que c'est pas elle qui l'a choisi", déplore à l'unisson sa grande soeur. Sasha elle aussi doute. De sa bouche ou celle de ses proches s'exprime une crainte légitime : être simplement perçue comme un enfant "déguisé en fille". Certains profs prétendent même que Sasha "finira par rentrer dans le droit chemin". D'autres paroles privilégient la bienveillance heureusement.
Comme celle de la pédopsychiatre Anne Bargiacchi, qui nous sensibilise à la "dysphorie de genre". A savoir, cette détresse qu'éprouvent les personnes transgenres de par l'inadéquation ressentie entre le genre qu'on leur impose, biologique, et celui avec lequel elles s'identifient, comme le définit clairement l'experte.
Petite Fille passionne en abordant cette dysphorie, mais aussi les ambivalences indissociables du genre. Ce genre, on s'y identifie, mais surtout, on le ressent. Anne Bargiacchi ne parle pas de "sexe", mais "d'expérience du genre" ("expérimenter le fait d'être fille"). Expérience d'autant plus riche quand l'on parle de l'enfance, période de projections, de représentations, de marqueurs. Ainsi Sasha adopte-t-elle la féminité, mais aussi les codes qu'elle associe consciemment à la féminité - les poupées Barbie, le rose, les robes, les princesses, la danse.
Ce à quoi sa mère lui rétorque, amusée : "Tu sais, les filles peuvent mettre du bleu aussi, et les garçons du rose". De l'importance de déconstruire les stéréotypes de genre dès le plus jeune âge.
L'enfance, justement, est le coeur palpitant du documentaire. Sans voyeurisme, Sébastien Lifshitz s'exerce à capter l'innocence bousculée de Sasha. Elle évolue dans le cadre de façon décentrée, périphérique, comme décalée du reste de son monde. Un enfant "à part" dont les sourires, mais aussi les silences, traduisent un drame intérieur - l'angoisse d'être incomprise malgré un environnement familial qui la noie d'amour.
"Ca veut dire quoi épanouie ?", demande-t-elle à sa mère qui lui répond : "Epanouie, ça veut dire que tu es comme une fleur, que tu éclos". Cette métamorphose est une expérience live qu'il suffit de saisir : elle se dévoile à nos yeux lors de séquences de danse mettant en scène la jeune protagoniste. Lors de ces parenthèses, seuls les enfants sont captés, comme pour mieux les éloigner d'un monde adulte confus qui les étouffe et les oppresse. Les enfants composent une société alternative où tout paraît plus harmonieux, à l'image des pas qu'ils esquissent.
Quelle plus belle vision que cette allégorie teintée de poésie et d'indignation ? Une inspiration que d'aucuns comparent déjà à l'élégance d'un François Truffaut. Mais pas de curiosité déplacée chez Lifshitz, non, seulement un recul nécessaire teintée d'une profonde empathie. Centre d'attraction vers lequel convergent attention et soutien, Sasha est l'héroïne, oui, mais "ce n'est pas une bête de foire", comme le rappelle sans détour son père.
Portrait d'enfance poignant, oui, mais aussi puissant portrait de mère. Face-caméra, Karine partage sa fatigue, sa détermination mais également ses complexes. Complexe de la "mauvaise mère" par excellence que ses pensées qu'elle confesse, persuadée d'avoir fait "quelque chose de mal" en souhaitant avoir une fille et non un garçon, ou encore d'avoir influencé son enfant en optant pour un prénom mixe...
Au combat perpétuel de cette mère et aux difficultés qu'elle éprouve rétorquent des instants de pure communion. Comme cette scène où mère et fille dialoguent tête contre tête, front contre le front, tandis que la lumière du soleil vient recouvrir leurs cheveux blonds et bruns. Une impression d'osmose tangible, des bribes de vie de famille piochés par le cinéaste aux échanges en compagnie de la pédopsychiatre - préparez vos mouchoirs.
Entre mère et fille, c'est aussi une belle histoire de féminité (au pluriel) qui s'écrit. "T'es compliquée toi, t'es pas une nana pour rien", lui dit-elle d'ailleurs avec dérision dans un magasin de fringues. Touchant.
Plus qu'une ravissante découverte, Petite fille est devenu un salutaire phénomène. Lors de sa diffusion sur Arte le 2 décembre dernier, il a réalisé un véritable record d'audience avec 5,7% de PDA - 1 375 000 téléspectateurs s'y sont attardés. Soit la meilleure audience de l'année pour un documentaire diffusé en prime time, comme l'énonce le site de la chaîne. Un rapide coup d'oeil sur les réseaux sociaux témoigne de cet indéniable retentissement.
Passée en mot-clé le soir de la diffusion, "#Sasha" a engendré les témoignages les plus émus sur Twitter. "Bouleversant et très utile. La réalisation est d'une rare beauté", "Bravo Sasha, tu est une magnifique et courageuse petite fille", "Ce reportage sur la très jeune Sasha est si poignant. Je lui souhaite une longue et belle vie de femme, entourée de toute sa formidable famille", a-t-on pu ainsi lire au fil des commentaires.
Une jeune professeure des écoles s'est également exprimée : "J'ai honte de mes collègues professeurs qui n'ont pas su l'accepter telle qu'elle est. Que de souffrances pendant cette période de construction de soi !". Sous les mots, une prise de conscience globale. Rejoignez le mouvement !
Petite fille est une belle initiation au cinéma de Sébastien Lifshitz, plein d'émotions et de sensibilité. Celles et ceux qui en sorti·es bouleversé·es pourront ainsi prolonger leur découverte en accordant du temps à ses autres longs-métrages comme Les invisibles ou le tout récent Adolescentes, deux documentaires largement salués.
En guise de mot de la fin, écoutons d'ailleurs le cinéaste au micro de France Culture : "Avec Sasha, c'est comme si il y avait à la fois le soutien de sa famille, mais aussi notre présence avec la caméra, (qui) a pu lui donner encore plus d'élan et d'assurance. En vérité pour moi, les films ne sont pas des sujets, ce sont des rencontres. J'essaye de m'approcher au plus près de l'intime et de raconter ces vies". Le pari est réussi.
Petite fille
Un film de Sébastien Lifshitz
En replay sur Arte jusqu'au 30 janvier 2021