Visiblement, si l'Histoire aime se répéter, elle prend aussi un malin plaisir à se jouer de nous. Car si, en 1920, la police des moeurs sillonnait les plages pour vérifier que les costumes de bain de ces dames n'étaient pas trop courts, cet été, c'est pour les déshabiller de force qu'ils sont intervenus.
Cette cruelle ironie n'est qu'un signe de plus du fort potentiel symbolique dont est alourdi ce bout de Lycra. Lourd et encombrant dans les années 1850, il s'est simplifié au rythme de l'émancipation des femmes. Le bikini est devenu la tenue de combat des militantes, l'emblème de la liberté des femmes françaises, sur leurs corps et leurs destins. Petit retour sur cette histoire politique et vestimentaire, cousue de fils d'intolérance et d'oppression à l'encontre de la femme.
Le maillot de bain est apparu aux alentours de 1850, lorsque l'aristocratie française se prend d'affection pour la baignade et envahit les plages normandes. Les femmes se baignaient alors en costume de bain complet. La pudeur aristocrate exigeant que le corps féminin soit le moins découvert possible – il n'y avait que les prostituées qui montraient leur peau et les paysannes qui en compromettaient la blancheur en l'exposant au soleil- , ces costumes de bain se composaient de six pièces au minimum : un pantalon bouffant jusqu'aux genoux, une chemise large à manches courtes, une ceinture, un bonnet, des bas et des chaussures. Peu importait l'hygiène et le confort des nageuses : le but était de dissimuler au maximum leurs corps.
Grâce à la révolution industrielle, la bourgeoisie accéda à son tour aux plages, et le maillot de bain s'allégea alors qu'il se démocratisa. En 1905, la nageuse australienne et star du cinéma muet Annette Kellerman osa s'exposer sur la plage de Revere, à Boston, vêtue d'un maillot une pièce épousant ses courbes. Elle fut exclue de la plage et poursuivie en justice pour cet outrage aux bonnes moeurs. Et pourtant, n'en déplaise aux bigots, le premier pas était fait, et d'autres ne tardèrent pas à s'engouffrer dans la brèche. Le maillot une pièce devint de plus en plus populaire, tandis qu'en 1920, Carl Jantzen innova en mettant au point une maille très élastique : les maillots de bain féminins se portèrent alors près du corps.
Face à cette "débauche féminine", la police des moeurs courait les plages de France et d'Amérique pour vérifier systématiquement que les costumes de bain n'étaient pas trop courts (pas plus de 5 cm au-dessus du genou). Et les insolentes qui avaient osé découvrir quelques centimètres de peau en trop étaient traînées hors des plages et sanctionnées.
En 1936, les premiers congés payés instaurés par le Front Populaire permirent aux Français de partir en vacances : même les ouvriers avaient désormais accès à la plage. Le maillot de bain profita de cette popularisation pour se raccourcir encore un peu : au début des années 40, les actrices Ava Gardner, Rita Hayworth et Lana Turner paradaient en maillots de bain deux pièces qui couvraient le nombril et les seins, et qu'on voyait désormais partout en bord de mer.
Mais l'insolence à la française ne pouvait s'en tenir là : en 1946, le couturier Louis Réard présenta son 1er modèle de deux-pièces échancré sur Michelle Bernardini, une stripteaseuse du Casino de Paris (et la seule mannequin à accepter de revêtir le sulfureux bout de tissu) à la piscine de Molitor à Paris.
Très audacieusement baptisé "Bikini", du nom de l'atoll américain où venait de se dérouler un essai nucléaire, il fut commercialisé dans une simple boîte d'allumettes avec le slogan "Le bikini, la première bombe anatomique". Un coup de génie d'un point de vue marketing : le maillot fait scandale autant qu'il fascine. Il fut interdit sur beaucoup de plages, notamment en Italie, en Espagne, et en Angleterre. La revue américaine Sports Illustrated stipula en 1956 qu'il était "presque inutile perdre son temps à parler de ce fameux bikini, puisqu'il est tout bonnement inconcevable qu'une fille pourvue d'une simple once de tact et de décence s'avise de porter pareille chose", rappelle le site Slate.
La bataille fit rage jusque dans les années 70, alors que les femmes, portées par le vent d'insubordination de l'après-guerre, prônaient le droit de jouir de leurs corps. Le bikini prit les armes et se para d'un aura de militantisme : il devint le symbole de l'émancipation des femmes, l'emblème de leur désir de se libérer des regards et des diktats masculins. Banalisé, il est porté par toutes les femmes sans plus susciter d'indignation. En bon septuagénaire, il avait perdu son parfum de scandale et coulait de beaux jours sans faire de vagues... Jusqu'à ce que la polémique du burkini vienne remettre le maillot de bain au coeur du débat politique et social.
On ne présente plus la controverse du burkini, qui a pris cet été des allures d'hystérie collective qu'on aurait aimé pouvoir imputer à une insolation généralisée. Et si le Conseil d'Etat vient d'y mettre un terme en se prononçant contre l'arrêté de Villeneuve-Loubet, faisant jurisprudence dans les trente communes de la Riviera française qui l'avait adopté, le mal est fait. Et les victimes, au-delà de la communauté musulmane victime d'une stigmatisation croissante, ce sont les femmes.
Comme le rappelle Le Monde, c'est autour de ce maillot intégral que s'est exprimée l'angoisse d'une France perdue, traumatisée par les atrocités des attentats terroristes, et qui cherche vainement à se rassurer en réaffirmant ses valeurs. Quitte à tomber, malheureusement, dans le rejet culturel et la discrimination raciale.
Pourtant, dans la lutte contre l'intégrisme religieux, une chose devrait demeurer intacte : les droits des femmes sur leurs corps. On ne peut répondre à l'obscurantisme en y replongeant à notre tour : il est absurde, et même dangereux, de prendre des mesures pour forcer la femme à se déshabiller, de la même manière qu'on la forçait à s'habiller il y a deux siècles. Car à la clé, c'est toujours le même principe qui dicte ces lois imposées aux femmes : le regard des hommes. Lorsqu'ils évaluaient le corps de la femme comme sale et dangereux, il fallait le masquer. Voilà aujourd'hui qu'il veut le voir, qu'il fait même de son exhibition une valeur française : et la femme doit obéir, ou repartir avec 38 euros d'amende et une belle humiliation publique.
"C'est une terrible violation des droits des femmes, du droit pour une femme de décider ce qu'elle va porter et comment elle va se comporter", s'indignait Rim-Sarah Alouane, une experte de la liberté religieuse à l'Université de Toulouse pour Mashable. "On ne demande même pas leur avis aux femmes. Et ce sont des hommes politiques leur dictent quoi mettre sur la plage".
Un BD intitulée "Montrez-moi ces seins", mise en ligne sur Facebook par l'illustratrice engagée Emma, dénonce l'absurdité de la situation en quelques cases : une femme et sa petite fille, vivent dans le beau pays fictif du Maristan, où on voue un véritable culte aux libertés de la femme. Pour honorer ces libertés durement acquises, les femmes ne se couvrent jamais les seins. Et c'est le pays entier qui se déchaîne contre la petite fille quand cette dernière exprime le souhait, par pudeur, de porter un soutien-gorge : elle est humiliée, agonie d'injures, on lui arrache son soutien-gorge en public et on lui interdit d'en remettre, la condamnant à rester seins nus. Humiliant et absurde, n'est-ce pas... ?