Les femmes peuvent tout faire, il est temps de l'intégrer. Entreprendre les projets qu'elles souhaitent, gravir les échelons, renverser les diktats, s'affranchir des carcans et des discriminations. Monter leur boîte, planter des courges en solo dans le Vercors, faire des gâteaux au chocolat pour leurs trois enfants ou décider de ne pas en avoir, justement. Être qui elles veulent, comme elles veulent, quand elles veulent. La promesse de l'empowerment est belle. Cette prise de pouvoir, cette assurance d'opportunités multiples, ne pas avoir à choisir entre plusieurs pans de sa vie, convainc forcément. Et fait rêver.
Mais parfois, les injonctions à l'ultra-performance qui découlent de son interprétation néo-libérale filent le tournis. Se battre pour être maîtresse de ses propres décisions, de ses propres actes, ne devrait pas devenir une course épuisante au "toujours plus". Pourtant, la réalité diffère, et au champ des possibles s'ajoute une culpabilisation latente de ne pas en faire assez. De ne pas être "inspirante", de ne pas avoir de talent à exploiter. De ne pas réussir à "prendre ce pouvoir" tel qu'on nous l'intime. Comme si le succès sur tous les fronts était le seul chemin vers l'épanouissement personnel, et ne dépendait que de nous.
Et si, au contraire, il fallait chérir sa banalité ? Et surtout, mettre un frein à une exigence nocive qui n'a, finalement, pas grand-chose à voir avec notre bonheur ?
Avant tout, remettons les choses dans leur contexte. L'empowerment est une notion née de mouvements sociaux américains des années 60, qui s'adressait alors aux minorités. Aux femmes battues et aux communauté noires, notamment. Le but : les convaincre des possibilités, collectives et individuelles, qui s'offraient à eux et elles.
"Prendre le pouvoir 'sur', mais aussi le pouvoir 'avec' et 'de'", précise Marie-Hélène Bacqué, sociologue, professeure en études urbaines à l'université Paris-
Aujourd'hui cependant, si le concept reste essentiel et utile, il peut aussi être détourné. Plutôt que "vous pouvez tout faire", on entend "vous devez tout faire". Et l'addition est lourde. "Il faudrait être absolument heureuse, épanouie, maîtriser sa vie", poursuit l'experte. "La pression à l'émancipation est réduite à l'individu. Alors que dans l'empowerment tel qu'il a été pensé, la notion de collectif est indissociable". Ce qui pèche, c'est la "responsabilisation des personnes", assure Marie-Hélène Bacqué, dont souffre les déclinaisons néo-libérales. S'il y a réussite ou non, c'est de leur fait. Rater reviendrait donc à ne pas avoir assez travaillé, assez essayé. L'échec est diabolisé, car il révélerait une personnalité en mal de puissance. L'émancipation devient ainsi dépourvue de ses recours solidaires.
Et c'est à ce moment-là que le terme peut s'avérer problématique : quand sa vertu libératrice disparaît au profit d'un nouvel idéal dicté, qui finit par contraindre les femmes, premières victimes des injonctions quelles qu'elles soient.
"Le côté superwoman est dangereux", assure Brigitte Chauvin, psychanalyste, en évoquant les nombreuses missions qu'on se met en tête. Pour elle, cet encouragement à la toute-puissance absolue peut virer au cauchemar. Ce qu'elle lui préfère : "Permettre aux femmes de retrouver un potentiel d'action, une puissance d'agir", sans pour autant les pousser à se surpasser à l'excès. Elle le garantit : "C'est bien aussi, d'être ordinaire. On serait d'ailleurs plus heureux à être moins exigeante avec soi-même".
Rien de nouveau sous le soleil : les réseaux sociaux nous plombent le moral. Quand ce n'est pas le physique des "influenceuses" qui nous complexe, c'est leur réussite supposée. En période de confinement, on récolte à la pelle les déclarations d'instagrammeuses plus ou moins influent·e·s qui avouent saisir ce moment pour créer, faire des gâteaux à trois étages, inventer des jeux de société à base de bouts de bois recyclés, des concepts révolutionnaires. Et tant mieux pour eux. Sauf que nous, à côté, on peine à conjuguer deux activités. Pire, on culpabilise de ne pas être aussi "inspirant·e" au quotidien que ces figures virtuelles. On jalouse nos idoles "empouvoirées", qui reflètent une vision peu reluisante de nous-même : la comparaison de nos deux journées (ou du moins ce qu'on voit des leurs en ligne) fait peur. Plutôt que de se nourrir de leur aura sororale, on s'en veut de ne pas ressembler à celles qu'on admire.
"C'est très normatif, d'être inspirant", ajoute Marie-Hélène Bacqué. "Cela est vu à travers certaines normes, qui sont souvent celles de classes moyennes et supérieures". Pour la psychanalyste Brigitte Chauvin, il faut faire attention à ces nouvelles icônes. On lui demande : faudrait-il plutôt glorifier le fait de ne pas être bonne partout, de rater et d'en rire ? Elle acquiesce, et insiste sur le fait que le pouvoir et l'adjectif "inspirant" sont à prendre avec des pincettes. Elle avoue d'ailleurs ne pas vraiment saisir ce que ce dernier signifie, tant la définition est subjective. On le concède, cela dépend des aspirations de chacun·e, que de se sentir inspiré·e.
Saverio Tomasella, psychanalyste, explique à Femme Actuelle qu'on aurait "besoin" de ces rôles-modèles car ils servent, entre autres, à nous porter. "Le quotidien, la routine, la fatigue, la paresse nous empêchent souvent d'être à la hauteur de nos ambitions personnelles. Nous espérons donc une forme de galvanisation de la part de nos modèles, qu'ils nous portent, nous tirent vers le haut, nous grandissent." Soit. Mais les dérives ne sont pas loin : à cette motivation par une tierce personne, on peut rapidement tirer des complexes nocifs en cas d'échec.
Alors bien sûr, il n'y a rien de mal à puiser dans le parcours d'autrui pour se donner du courage, se prouver que nous aussi, on peut le faire. Bien au contraire. La représentation, c'est prouvé, est un moteur de réussite et d'ascension sociale nécessaire. Seulement là où le bât blesse, c'est quand cette mécanique devient le miroir de notre propre manque d'accomplissement, et nous renvoie au fait que nous ne sommes pas aussi riche de créativité que certain·e·s. Ce qui peut jouer de façon négative sur notre estime de soi. Mais la psy Brigitte Chauvin le martèle : "On peut être tout à fait ordinaire et avoir une grande richesse. Ce n'est d'ailleurs pas plus mal, voire même très bien".
Et pour l'accepter, il y a plusieurs options : une confiance en soi suffisante pour se dire que l'on peut accomplir beaucoup si on le souhaite, et à la fois savoir que tout faire demeure impossible, sans que notre bien-être en pâtisse. "Le fil est étroit", admet l'experte, qui aborde une autre technique utile : l'auto-dérision. Prendre ces ratages, ce manque de talent dans plusieurs domaines, avec humour et légèreté permet de relativiser - et de se construire un trait de caractère apprécié. "Tant qu'il est honnête", précise-t-elle.
Ce qu'il faut retenir, surtout, c'est l'importance de l'indulgence et de la bienveillance envers son propre parcours. Car plus vite on redorera le blason de la banalité, plus vite on laissera la pression retomber. Et mieux on pourra chérir notre quotidien, aussi imparfait soit-il.