Cette année, c'est promis, on rattrape TOUS les romans qui sont parvenus à échapper à notre attention. Et à notre bibliothèque. Tous, ou presque : encore faut-il prendre en compte la fatigue, le grand froid, et les aléas de la vie (mettre à jour la liste des récompenses brandies par Justine Triet ces derniers mois par exemple : jamais simple !). Des obstacles bien réels.
Et c'est pour cela que l'on vous a concocté ci contre une légère liste des six lectures à prioriser de toute urgence en cette rentrée hivernale. Récits horrifiques et haletants, intimistes et hilarants, toujours très incarnés et insolites. Allez, on fonce en librairies ou en médiat' pour dévorer tout ça !
La littérature de Jérémy Fel ferait passer celle de Stephen King pour du Guillaume Musso. Voilà qui est dit. Maître dans l'art du trash, le romancier hexagonal réalise un sacré uppercut littéraire avec ce dernier opus. On y suit les tribulations d'une bande d'ados en Afrique du Sud. Jeunes filles privilégiées venues goûter à un peu de tourisme... Et qui vont très vite le regretter. Car l'escapade va tourner mal. Mais alors : très très mal.
Trop en dire reviendrait à gâcher un récit haletant - cinq-cents pages qui se dévorent avec avidité - qui parvient à concilier déclaration d'amour au cinéma d'horreur, critique politique, fresque familiale (tendance Festen), thriller à l'américaine, et... Brûlot post-MeToo. Et ce travers une protagoniste particulièrement complexe et ambivalente. On ne vous en dit pas plus car les twists sont au rendez-vous. Attention : réservé aux regards avertis !
Malgré toute ma rage, de Jérémy Fel. Editions Payot et Rivages.
Voilà un vrai roman-concept, et des plus atypiques avec ça ! Sous ce titre à double sens, un livre qui l'est tout autant. Car au sein de l'univers de Juliette Oury, dont c'est le premier roman, sexe et nourriture s'inversent dans l'ordre des conventions sociales. C'est à dire qu'une... petite partie à plusieurs devient l'ordre des choses dans le cadre d'un apéritif dinatoire, alors qu'évoquer la joie d'une soirée-crêpes vous fera passer pour un pervers.
Renversement rigolo comme on l'imagine qui permet à l'autrice d'aborder quantité de choses : la sexualisation de la nourriture, dans une société dominée par le "food porn", les aberrations du couple (unité au coeur du récit), mais surtout, l'injonction au sexe, pression bien réelle qui contamine ici une très curieuse dystopie érotique. N'hésitez pas à y goûter !
Dès que sa bouche fut pleine, de Juliette Oury. Editions Flammarion.
Intéressant ricochet livresque que ce lien qui unit Que quelqu'un le fasse ! avec le roman de Jérémy Fel précédemment cité : deux récits qui prennent place en Afrique du Sud, certes, mais surtout, deux histoires sans concessions qui abordent frontalement le gros tabou de la violence au féminin, pour mieux énoncer les violences faites aux femmes, colonne vertébrale hélas inébranlable d'un système patriarcal aux nombreuses victimes, directes et indirectes.
Ainsi ce roman qui porte bien son titre relate le passage à l'acte d'Elise, une jeune femme qui en marre de voir ses consoeurs être exploitées, violentées, violées. "Tellement certains de la soumission des femmes, les hommes ne se méfient pas. Ils ignorent la rage qui monte, immédiate et silencieuse, de celles qui dorment à leurs côtés", écrit Soline Lippe de Thoisy. Mais ce geste radical et sans retour est-il vraiment une solution ?
Citations de grandes figures féministes à l'appui (Madeleine Pelletier, Margaret Atwood, Olympe de Gouges), l'autrice laisse au lecteur la possibilité d'une réflexion nuancée, notamment en développant tout un contexte géographique, économique et politique bien précis. Ce faisant, la romancière déploie un point de vue complexe, car intersectionnel, en étudiant aussi bien les violences racistes que sexistes tout au long de ce récit tendu. Fort !
Que quelqu'un le fasse !, de Soline Lippe de Thoisy. Editions Ex Aecquo.
La jeune narratrice de Bien sûr que les poissons ont froid est une véritable enquêtrice en herbe. Mais sa grande spé' consiste surtout en un grand mix entre la nostalgie de l'époque MSN, le stalking décomplexé et la parano. Ainsi cherche-t-elle à retrouver son crush d'antan (un garçon rencontré sur MSN, puis disparu du jour au lendemain) à coups d'indices plus ou moins solides qui feraient passer l'émission Perdu de vue pour une cour de récréation.
On s'amuse de ce récit très incarné signé par l'humoriste Fanny Ruwet (que les fans du podcast "Les gens qui doutent" connaissent bien) et de son ludisme narratif très générationnel. Mais on ressort aussi ému par cette histoire qui l'air de rien saisit quelque chose de la confusion des sentiments à l'heure des réseaux sociaux. Délicatement doux amer.
Bien sûr que les poissons ont froid, de Fanny Ruwet. Editions L'iconoclaste.
Voilà une lecture qui - elle aussi - va vous retourner. Derrière cet intitulé au doux air de Niki de Saint Phalle, s'énonce l'histoire dramatique d'une mère solo qui aux côtés de son ado de fils va intégrer une communauté intégralement féminine. Et à travers elle, la possibilité (utopique ?) d'un monde sans hommes.
Cette mini société alternative, la romancière l'imagine en puisant dans mille références historiques bien réelles : la vie des béguines (comme Hadewijch d'Anvers) et des membres des "Women's Lands" de l'Oregon, mais aussi celle des révolutionnaires lesbiennes sans lesquelles l'histoire des féminismes ne serait pas du tout la même. Ou encore... La disco' de Kate Bush !
On ne vous en dit pas plus sur le terreau culturel hyper foisonnant de cette immersion qui détonne également par la force de sa narration et de sa caractérisation. Ce page turner ouvertement sororal ne se contente pas de dénoncer l'étendue des violences patriarcales, mais délivre un hommage fougueux à tout un matrimoine. C'est passionnant.
Femme portant un fusil, de Sophie Pointurier. Editions Harper Collins.
Entre Bien sûr que les poissons ont froid et Là où vont les larmes quand elles sèchent, on ne pourra pas le nier, les auteurices de l'excellente maison d'édition L'iconoclaste ne manquent jamais d'inspiration question titraille. Intitulé sensible s'il en est, et le roman qui l'accompagne ne l'est pas moins, on vous rassure. Disons même qu'après cette lecture, vous n'écouterez plus Boys don't cry de la même façon. Carrément.
Ce récit, c'est celui de l'auteur, Baptiste Beaulieu, médecin observant au quotidien les âmes blessées venues à son cabinet. Un jour, notre protagoniste prend de plein fouet la mort d'un patient : un enfant. Il va dès lors se questionner sur sa capacité à retenir ses larmes, et ce, malgré les individus qu'il côtoie au quotidien, et lui font éprouver tour à tour tendresse, indignation, empathie et colère... Ou tout cela à la fois.
L'occasion de déployer au sein de ces chroniques tragicomiques bien des portraits de femmes, qui brillent par leur authenticité - femmes victimes de violences ou sujettes à la charge médicale, esprits libres mais retenus dans leur corps, mères de familles et épouses aimées ou esseulées. Baptiste Beaulieu n'hésite jamais à passer le patriarcat au scalpel dans ce roman qui oscille constamment entre l'humour et émotion. Verdict : on chiale.
Où vont les larmes quand elles sèchent, de Baptiste Beaulieu, Editions L'iconoclaste.