L'inégalité commence tôt, et derrière les fourneaux. Voici le triste constat de l'UNICEF, qui a publié un rapport dramatique sur la répartition des tâches ménagères entre les enfants, "Harnessing the Power of Data for Girls" ("Travail domestique, le pouvoir des chiffres pour les filles"). Cette étude attaque un phénomène qui nous est familier, mais dont on sous-estime très largement l'impact : dans les pays pauvres ou en développement, ce sont les petites filles qui portent en quasi-exclusivité le poids des tâches ménagères... Et elles en payent le prix. Retour sur une inégalité de genre qui mutile insidieusement l'avenir des filles à travers le monde.
D'après le rapport de l'UNICEF, les filles entre 5 et 14 ans passent en moyenne 550 millions d'heures chaque année à effectuer des tâches ménagères, soit 160 millions de plus que les garçons du même âge. Et les chiffres peuvent encore grimper dans les pays où l'on attend le plus des filles qu'elles travaillent pour soutenir leurs familles : en Ethiopie, en Somalie et au Rwanda, les filles travaillent quotidiennement deux heures de plus que les garçons pour le foyer, soit un peu plus d'une demi-journée par semaine. Et malheureusement, ces disparités sont loin d'être anodines.
En effet, selon l'UNICEF, l'inégale répartition des tâches ménagères entre les deux sexes perpétue les discriminations de genre, et à long terme, influence la manière dont les femmes travailleront –ou plutôt, ne travailleront pas. Dans les pays pauvres ou en développement, la pauvreté et le poids des traditions font que les tâches ménagères reviennent systématiquement aux filles. Il leur incombe d'aller chercher de l'eau, du bois pour le feu, de s'occuper des plus jeunes enfants, de faire la cuisine ou de s'occuper du ménage. Et ces tâches intensives les conduisent souvent à abandonner l'école, à devenir une "fille au foyer". "Les filles sont souvent les premières à sacrifier des opportunités importantes pour apprendre, grandir et apprécier leur enfance", explique Anju Malhotra, principale conseillère sur les problèmes de genre de l'UNICEF au Time.
De là, la machine infernale est lancée et le piège se referme sur les filles. Une fois hors des bancs de l'école, elles ne sont plus formées pour être des travailleuses capables d'être indépendantes, mais pour être de bonnes épouses. Pour soulager financièrement les familles et échapper à la pression sociale qui pèse comme un couperet au-dessus des têtes des filles célibataires dans ces pays, elles sont mariées très jeunes : d'après les chiffres de Plan International, 15 millions de filles de moins de 18 ans sont mariées chaque année. Sans éducation ni ressources, elles sont complètement démunies et dépendantes de leurs maris –pour le meilleur, et surtout pour le pire.
Or, étant donné que d'après l'UNICEF, 90% des filles qui grandissent actuellement (entre 5 et 14 ans) sont nées dans des pays pauvres ou en développement, surtout en Afrique et en Asie, l'inégalité du système de répartition des tâches ménagères qui y règne est lourde de conséquences, puisqu'elle cimente les discriminations et spoliations à l'égard des filles : "Cette inégale distribution des tâches parmi les enfants perpétue les stéréotypes de genre et alourdit le fardeau qui pèse sur les femmes et les filles, de génération en génération", s'indigne encore Anju Malhotra. Il faut casser le schéma "les filles à la cuisine, les garçons à l'école" : la simple manière dont les tâches ménagères sont réparties trahit le regard dévaluateur de la société sur les filles, le mépris général de leurs capacités. Et malheureusement, les filles finissent par intégrer ce regard dépréciateur sous lequel elles grandissent.
La charge de travail imposée aux filles dès leur plus jeune âge n'est pas le seul problème que pose l'inégalité de la répartition des tâches ménagères : le type de travail qu'elles effectuent est également problématique. En effet, les filles sont chargées de tâches comme le ménage, la cuisine, ou les soins des plus petits, qui sont peu gratifiantes, tandis qu'on octroie aux garçons du même âge, dont on a déjà tendance à privilégier l'éducation, des travaux bien plus considérés, comme la chasse, la pêche ou la construction. Face à cette discrimination systématique, les petites filles grandissent dans l'idée que leur travail a moins de valeur que celui des garçons, et qu'elles ont moins de potentiel qu'eux.
Le peu d'intérêt accordé au travail des filles, pourtant bien plus colossal en terme de charge horaire que celui des garçons, a donc un impact psychologique non négligeable : cela détruit leur estime d'elles-mêmes et leur confiance en leurs capacités. Et à long terme, cela les conduit à couper court à leurs ambitions personnelles et s'auto-limiter. C'est là le début d'un cercle vicieux des plus dangereux, comme le souligne Refinery29. Les petites filles ne s'indignent pas lorsqu'on abrège leur éducation pour les cloîtrer chez elles, à effectuer des tâches ménagères : elles se passent de génération en génération la certitude qu'elles ne peuvent rien faire d'autre, et que c'est leur place. Devenues des épouses et des mères, elles apprennent la même chose à leurs enfants, contribuant à répéter un schéma qui pourtant les opprime.
Ces inégalités, lorsqu'elles sont intégrées par la société, deviennent le fondement des discriminations violentes dont souffrent les filles dans le monde : agressions sexuelles, mariages précoces, déscolarisation, excision... Pour lutter efficacement contre ces maux, il faut parvenir à changer la manière dont sont considérées les filles et les femmes dans les mentalités populaires. Et cela passe aussi par une meilleure répartition des tâches ingrates devenues féminines, comme le ménage ou la cuisine. Parce que lorsque la discrimination devient la norme, lorsqu'elle est si largement acceptée qu'elle n'est même plus remise en question par celles qui la subissent, elle ouvre la porte à tous les abus.