Valérie Rey-Robert "aime beaucoup la téléréalité". C'est l'une des premières choses qu'elle nous confie lorsqu'on la joint par téléphone, à quelques semaines de la sortie de son livre Téléréalité : la fabrique du sexisme (ed. Les Insolentes), paru ce mercredi 13 avril.
Et justement, c'est bien parce qu'elle l'apprécie autant, qu'elle la dissèque aussi rigoureusement. Ses pages accueillent un long travail d'analyse qui vise à en faire ressortir les (gros) défauts et qui sait, à la rendre meilleure ? En tout cas, aujourd'hui, le bilan est sans appel : dans ce genre qui règne en maître à l'écran, il y a du boulot côté égalité.
Alors qu'on a célébré, il y a quelques mois à peine, les 20 ans de ses débuts, la téléréalité continue de puiser dans des ressors misogynes forcément dangereux, dont l'impact sur le public ne doit surtout pas être pris à la légère. Afin d'en savoir davantage encore sur un sujet qui, nous aussi, nous passionne, on a longuement échangé avec la journaliste féministe. Entretien.
Valérie Rey-Robert : Pour trois raisons. D'abord, car j'aime beaucoup la téléréalité de vie collective. Mais beaucoup l'aimer n'empêche pas de voir qu'il y a énormément de sexisme, d'homophobie, et la répétition d'un schéma hétérosexuel classique strictement partout. Ensuite, lors de l'embryon d'un #MeToo de la téléréalité l'année dernière, j'ai été étonnée qu'aussi peu de médias s'emparent du sujet.
Enfin, lorsque les victimes de PPDA ont posé en Une de Libération, en novembre 2021, je me suis dit qu'il serait impossible pour les victimes présumées d'Illan Castronovo (candidat des Marseillais vs Le reste du monde accusé lui aussi d'agression sexuelle en 2021, ndlr), de poser ainsi dans un journal national. Qu'il y avait une justice de classe.
On peut vraiment se féliciter que les victimes de PPDA puissent parler. Seulement, j'ai réalisé que selon la victime que l'on est, c'est-à-dire si l'on est une jeune femme des quartiers populaires, qui ne s'exprime pas forcément très bien, qui est très refaite, il y a un certain mépris de la part d'à peu près tout le monde. Et c'est cela aussi, qui m'intéressait.
V. R.-R. : C'est exactement cela. Je cite dans mon livre une étude qui dit que les femmes qui regardent Les Reines du shopping pensent que les hommes qui suivent la même émission le font avec second degré. Et je pense que cela vaut aussi pour les femmes CSP+ (sigle qui désigne les catégories socioprofessionnelles les plus favorisée, ndlr) devant les téléréalités de vie collective : elles le font avec second degré pour s'en moquer. Exactement comme quand on feuillette les magazines people chez le médecin.
Et c'est très perceptible si, par exemple, on lit Twitter le soir de L'Amour est dans le pré. Il y a une espèce d'attendrissement toujours patiné d'une sorte de condescendance à l'égard des agriculteur·rices qui y participent. D'ailleurs, ces professions n'ont pas été choisies au hasard non plus, car c'est l'occasion pour les téléspectateur·rices de se moquer de leur intérieur, de leurs looks...
V. R.-R. : J'appelle cela la "jurisprudence Nabilla". Nabilla Benattia s'est fait connaître grâce à une phrase plutôt banale ("Non mais allô quoi, t'es une fille et t'as pas de shampoing ?!", ndlr) mais qui fait un buzz considérable. Elle va être, par la suite, invitée sur les plateaux de télévision, à une sorte de "dîner de conne" où tout le monde va moquer son manque de culture. Elle va s'en rendre compte - car elle a peut-être un manque de culture mais pas d'intelligence - et va se mettre à jouer là-dessus. Et à mon avis, une grosse partie des candidates qui la suivront vont se dire que si ça a marché pour Nabilla Benattia, la même technique marchera pour elles.
D'autant que ces jeunes femmes n'ont pas pu ne pas remarquer que les montages des productions vont plus souvent faire passer les bourdes intellectuelles des femmes que des hommes pour de la bêtise.
C'est à la fois une marge de manoeuvre pour elles, parce que cela leur permet de buzzer ou de se sortir de situations inconfortables. Comme Maeva Ghennam, lorsqu'elle a fait de la pub pour un rajeunissement vaginal et qu'elle justifie ce bad buzz par le fait qu'elle soit "bête" (ses propres mots, ndlr). Mais à côté de ça, cela les dessert, car ces femmes passent pour des abruties aux yeux de tout le monde. Et donc, lorsqu'elles vivent des situations de sexisme, cette "bêtise" leur est reprochée.
V. R.-R. : Cela dépend déjà de quelle téléréalité on parle. Si on parle des émissions de coaching, ce sont quasi exclusivement les femmes qui y participent et lorsque l'homme est présent, c'est pour montrer que ces émissions sont à sa destination. Les femmes vont "arrêter de se laisser aller" - c'est la grande phrase des émissions de coaching - pour leur mari, pour le bien de leur couple.
On constate vraiment que dans cette émission, la sauvegarde du couple hétérosexuel est entre les mains des femmes. Et ça, c'est quelque chose qui traverse les époques, avec les manuels d'éducation à usage des jeunes filles, avec tous les livres de psychologie des années 90 qui sont, eux aussi, exclusivement à destination des femmes, comme Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, par exemple.
Dans les émissions de vie collective, on remarque que les stéréotypes de genre sont très, très forts. Il est ainsi très admis qu'un homme doit avoir beaucoup de relations. Dans 10 couples parfaits - une téléréalité où des candidat·es doivent trouver, selon des méthodes prétendument scientifiques, qui est leur alter ego -, un jeu consiste à associer un nombre de conquêtes à un participant. Déjà, l'inverse n'existe pas pour les femmes, ce serait inimaginable. Une année, je me souviens qu'un candidat avait moins de 10 ou 20 conquêtes. On interrogeait l'une des participantes à ce sujet, et elle confiait qu'à cause de cette information, l'homme en question était complètement dévirilisé à ses yeux.
Une image très forte qui est particulièrement véhiculée dans ce milieu, c'est celle du "charo" (diminutif de "charognard" qui désigne les séducteurs sans grands scrupules, ndlr). Les hommes qui ont eu beaucoup de conquêtes sont très bien vus. Ils vont se mettre en couple avec une femme qui va supporter ses infidélités et d'un coup, elle va réussir à le faire stopper. Pendant un moment, elle aura le rôle de la mater dolorosa qui a subi tout ça, puis celui de la femme qui l'a fait changer, sous-entendu que celles d'avant ne valaient pas le coup - son comportement à lui retombe donc sur les autres femmes - et une fois qu'il devient père, il faut que ça s'arrête. Car on trompe sa petite amie mais pas la mère de ses enfants.
Dans la téléréalité, ce qui est le plus mis en avant, ce sont les rôles traditionnels d'hommes et de femmes.
V. R.-R. : Je trouve que la téléréalité est quand même plus réactionnaire que notre société à l'heure actuelle. Bien sûr, il y a des personnes réactionnaires dans notre société, mais aussi des personnes plus inclusives. En outre, dans ces émissions, il n'y a pas de Noir·es ou très peu, il n'y a pas d'Asiatiques, il y a très peu de lesbiennes, de gays, pas de personnes transgenres non plus.
Elles véhiculent un message très réactionnaire, particulièrement dans les programmes de coaching mais aussi dans ceux de vie collective. Plus que dans la société en général. Par exemple, ici nous parlons de féminisme, et on ne parle pas de féminisme dans la téléréalité. Je ne peux pas m'empêcher de dresser un parallèle avec celui qui dirige les médias à l'heure actuelle, qui est un homme d'extrême-droite catholique, et de penser que tout ça est un peu en rapport.
V. R.-R. : Le regard que l'on porte sur la téléréalité est le même regard que l'on porte sur Cyril Hanouna. A quelques exceptions près, personne n'a jamais voulu regarder ses émissions, les commenter et montrer que ce qui s'y passait était extrêmement grave.
Pour la téléréalité, c'est la même chose, avec le danger qui est que, désormais, elle est transmédia, bien plus que les programmes d'Hanouna. Les candidat·es sur les réseaux sociaux cumulent des millions de vues à toute heure du jour et de la nuit. Et les valeurs véhiculées sur ces plateformes sont parfois dangereuses.
Tous les jours, ces influenceurs et influenceuses font la promotion de personnes qui ne sont pas diplômées et qui peuvent faire des injections esthétiques, même aux mineur·es. C'est extrêmement dangereux. Idem lorsque certain·es justifient sur les réseaux sociaux être parti·es à Dubaï pour les "principes et valeurs" de l'émirat - je rappelle qu'à Dubaï, l'homosexualité est interdite, comme les couples hors mariage - alors qu'en réalité, c'est pour des raisons fiscales, c'est un souci.
On gagnerait donc effectivement à s'y intéresser, et à arrêter de regarder ce milieu avec mépris, car il a un véritable impact qu'il serait néfaste de ne pas considérer.
V. R.-R. : Si on compare la réaction du public face aux premières candidates qui ont parlé sur ce sujet - Angèle, Nathanya et Rawell - à celle face au témoignage d'Alix Desmoineaux, qui sait s'exprimer dans les médias, et est sans doute plus à l'aise pour trouver ses mots, on voit bien qu'elle a été davantage crue que les 3 premières, qui ont été mal préparées. C'est triste à dire, mais une parole de victime se prépare, et si je pense sincèrement que le victim-blaming existe tout le temps, dans ce cas-là, il y a eu un raz-de-marée de victim-blaming visant leur aspect physique et leur façon de parler.
Par ailleurs, on sait, car on a les statistiques pour d'autres pays, que la justice passe moins pour les victimes des classes populaires que pour les victimes des classes les plus aisées - enfin généralement, car cela dépend du coupable. Ces femmes-là payent donc le fait de ne pas être cultivées, de ne pas savoir très bien s'exprimer, et ça ne devrait pas avoir lieu. Toute fragilité devrait être davantage protégée, et là, c'est clairement l'inverse.
V. R.-R. : Tout à fait. De plus, on constate que Julien Guirado est un "très bon" candidat de téléréalité : il est drôle, fait des bonnes punchlines, mais en cultivant sa misogynie. Ce qui fait rire les gens c'est justement qu'il soit misogyne, qu'il rabaisse les femmes. Il est engagé non pas malgré le fait qu'il est violent, mais parce que sa violence, tout au moins verbale, fait rire, crée des séquences.
A savoir également qu'après avoir admis être et avoir été violent avec ses compagnes, il a annoncé son retour en téléréalité sur les réseaux sociaux dans un post que le producteur des Marseillais a liké. Un like, ce n'est pas rien dans ce milieu, et celui-là montre que Julien Guirado a le soutien d'un des plus gros producteurs de l'industrie, alors qu'on devrait le bannir à vie.
Ce qu'il faut bien rappeler aussi, c'est qu'être candidat de téléréalité est un travail, et quand on l'engage lui, on engage un salarié dont on sait, en toute connaissance de cause, qu'il peut être violent. Un autre parallèle que l'on peut faire avec PPDA.
V. R.-R. : Pas du tout ! Ce serait vraiment ne pas comprendre le problème, et penser que le sexisme de la téléréalité est dû au fait que les programmes sont bêtes. Or, on peut prendre l'exemple de vidéos de chats mignons qu'on regarde tous·tes sur Internet : ça n'apprend rien et pourtant, ce n'est ni sexiste ni raciste ni homophobe. Ce qui veut dire que les programmes qui ne nous apprennent rien peuvent être ni sexiste ni raciste ni homophobe.
Ce qu'il est important de mettre en avant, c'est également que ce sont des idéologies derrière ces émissions, qui sont conscientes ou inconscientes, et ce sont ces idéologies-là qu'il faut déconstruire. C'est tout à fait possible d'avoir des shows plus inclusifs, pas sexistes, pas racistes, pas homophobes. Si on suit des couples, qu'est-ce qui empêche de suivre des couples de toutes les sexualités, de tous les genres ? Absolument rien ne l'empêche.
V. R.-R. : Changer les productions, je ne vois rien d'autre ! Lorsque vous voyez dans Koh Lanta que le maillot deux-pièces est obligatoire, ce n'est pas du fait du candidat·e, c'est du fait de la production. D'ailleurs, Alexia Laroche-Joubert, l'une des plus grosses productrices de téléréalité, vient du XVIe arrondissement de Paris, pas de la classe populaire. Ce sont des choix faits en connaissance de cause, comme les montages des séquences d'ailleurs, par les productions.
Il faudrait que tout cela soit changé, mais nous n'y sommes pas encore...
Téléréalité : la fabrique du sexisme, de Valérie Rey-Robert. Ed. Les Insolentes. 224 p. 17,95 euros.