"À voir tant de gens qui dorment et s'endorment à la nuit / Je finirai, c'est fatal, par pouvoir m'endormir aussi / À voir tant d'yeux qui se ferment, couchés dans leur lit / Je finirai par comprendre qu'il faut que je m'endorme aussi...", chante en vain Barbara dans sa chanson Les Insomnies. Cette ritournelle, ce sont plus de soixante-dix pour cent des français·e·s qui pourraient la conter aujourd'hui, las·se·s et épuisé·e·s, dans leurs lits. Car nous vivons dans "la France Insomnie", nous assure le magazine Society. Les troubles du sommeil sont monnaie courante et nos excursions bien trop tardives sur Insta', Twitter ou YouTube ne le démontrent que trop.
Mais est-ce si "fatal" justement ? N'y a-t-il vraiment rien à tirer de ce mal qui creuse nos cernes, lorsque, le corps en compote, les pensées tourbillonnent et nous éloignent toujours plus du repos ? Par-delà les enjeux de santé, l'insomnie a-t-elle ses vertus insoupçonnées ? Margaux Grancher suppose que oui. Avec son podcast 4h12 , elle invite les insomniaques à révéler leurs histoires de nuits au grand jour. Des adversaires du sommeil anonymes, ou bien connus - comme le rappeur Gringe et la chanteuse pop Cléa Vincent. Et ce qui en ressort est stimulant à souhait. Pas de récits à dormir debout mais une vision de l'insomnie comme espace de création et de méditation, là où tout est possible, malgré la fatigue. Alors que la période estivale malmène nos longues nuits étouffantes, nous sommes allés lui poser quelques questions sur cette fichue insomnie.
Oui, le sujet de ce podcast ce n'est pas "comment se sortir de l'insomnie" ou "quelles sont les solutions". C'est un programme sur la vie nocturne des gens, laquelle est comme une vie parallèle. L'insomnie est comme une existence secrète. Nous avons tous nos petits trucs lorsque nous ne dormons pas, et ce sont comme nos petits secrets à nous.
Durant mes insomnies, je ne faisais que tourner en boucle sur les problèmes de ma vie, comme beaucoup. Alors pour éviter ça je prenais mon tél - ce qui est toujours très déconseillé ! - et j'allais simplement sur Google Maps. Et là je me tapais un énorme délire en recherchant les plus petites îles du monde. Je zoomais dans les océans de la carte à la recherche de minuscules îles improbables. Et je me posais les questions sur ceux et celles qui y habitaient... (elle rit).
Oui et paradoxalement ce ne sont pas forcément ceux qui créent en journée (par leurs hobbies, leur profession) qui le feront le plus la nuit, bien au contraire. Souvent, ceux et celles qui ont un usage créatif de l'insomnie sont des personnes qui ont des boulots très normés, des professions de bureau, qui sont dans la com', ce genre de trucs. Globalement, elles semblent frustrées de ne pas assez créer dans leur vie de tous les jours et en viennent à trouver de petites passions à assouvir la nuit. Et celle-ci fait partie d'eux.
C'est par exemple le cas du rappeur Gringe, qui est au coeur d'un épisode. Il adore être insomniaque, vivre la nuit, être décalqué. Il te dirait : cela fait autant partie de moi que mes yeux verts ! Il ne voudrait changer ça pour rien au monde. L'insomnie lui appartient. Je pense un peu la même chose, car l'insomnie m'a fait découvrir plein de trucs et rencontrer mille personnes.
En un sens. Il y a un lien entre l'anxiété du quotidien et l'insomnie. Les situations stressantes auxquelles tu te retrouves confronté·e tous les jours, le rythme des grandes villes au sein desquelles il faut avoir tout vu, tout lu, cet environnement fait de pressions sociales multiples - surtout pour les femmes - et cette impression que tout est accéléré, effréné. Tout cela pèse sur notre santé et donc sur nos nuits. Plus l'on navigue dans un monde qui va vite, plus l'on dort mal. L'insomnie n'est pas simplement une question d'écrans.
Tu évoques l'insomnie des femmes. Penses-tu qu'il y ait un lien entre les troubles du sommeil et la charge mentale ?
C'est évident. Les femmes souffrent davantage d'insomnie que les hommes. Toutes celles à qui j'ai pu parler m'ont évoqué spontanément cette question de charge mentale. Ces femmes ont un poids sur leurs épaules et elles le traînent tout au long de la semaine. Tout semble graviter autour de cette question : comment s'affirmer dans un monde d'hommes ? Et la nuit est révélatrice des pressions sociales que l'on subit la journée. Car elle prête à la réflexion. Généralement, les insomniaques sont ceux qui se posent des questions sur leur vie et la société. Ce sont des personnes naturellement anxieuses.
D'ailleurs, l'un de mes invité·es, Stéphane, voit en l'insomnie une forme de "méditation nécessaire". Car c'est cet instant où l'on se retrouve avec soi, où l'on prend le temps de se reconnecter à la terre et aux choses de la vie. Beaucoup d'interrogations philosophiques naissent la nuit !
Oui, la solitude est extrêmement présente. Lorsque tu souffres d'insomnie, tu te retrouves seul·e face à toi même. Et dans ce cas là le pire de toi ressort généralement, plus que le meilleur. Certain·e·s en viennent même à avoir des idées noires. Ou carrément, à penser à la mort de leurs proches. Si nous faisions tous de véritables "insomnies collectives", nous ne sombrerons pas à ce point dans nos peurs intimes.
Aujourd'hui, nous avons l'habitude d'être connecté·e·s sans arrêt, avec nos portables, sur Twitter, Instagram, Facebook : nous ne sommes jamais vraiment seul·e·s. C'est pour cela que l'insomnie est si violente lorsque tu la subis. Tu es en solo comme un·e idiot·e dans le noir et c'est tout ! (rires) Et c'est pour cela que ça peut mal partir...Se retrouver seul·e face à soi-même est précieux. Mais de nos jours, nous n'arrivons plus à le faire.
L'angoisse de la mort, on y revient totalement lorsque l'on parle d'insomnie ! Cette peur existentielle est hyper présente dès qu'il est question de sommeils perturbés. De manière plus globale, je pose souvent la question à mes invité·e·s : "as-tu des cauchemars récurrents ?". Et je comprends que les cauchemars reviennent bien plus souvent que les rêves. Parfois, lorsque l'on souffre de troubles du sommeil, ce sont même des cauchemars éveillés. Une pensée sombre qui traverse ton esprit et reste sur toi comme une ombre. C'est une expérience commune à beaucoup d'anonymes.
En cela, l'insomnie peut être une épreuve physique éprouvante, mais certain·e·s te diraient qu'elle est capitale, car c'est par cette épreuve que les choses enfouies au plus profond de toi ressortent. C'est pour cela que l'on peut tout à fait y voir un espace créatif. Car l'on puise dans notre "darkness" afin d'y trouver de la matière.
Totalement. Sonya trouve que la masturbation féminine, entre autres puisqu'elle libère de l'endorphine, a d'excellents effets sur le sommeil. Et elle m'a dit : personne autour de moi ne raconte son insomnie dans le détail. Donc au fond, c'est tout aussi tabou que la masturbation - et plus encore, la masturbation féminine. Pourtant, les deux situations sont tout aussi banales l'une que l'autre. Mais voilà, l'insomnie n'est pas quelque chose dont l'on parle dans les dîners. Et puis, comme le sexe, elle suscite des idées tout aussi générales et caricaturales. L'insomnie serait forcément un truc d'angoissé, de mec qui ne va pas bien dans sa tête, que l'on pourrait reconnaître du premier coup d'oeil...Il y a tout autant d'a priori sur l'insomnie que sur la sexualité.
Quand j'étais jeune je dormais très bien. Il y a dix ans je me suis mise à travailler et les troubles du sommeil ont commencé. Chaque jour, je me réveillais à...4h12. Sans jamais savoir pourquoi. Et justement, depuis que je fais 4h12 - le podcast ! - je dors beaucoup mieux. Je crois que c'est totalement lié à l'idée de création personnelle. C'est drôle. Depuis que je passe mon temps à parler d'insomnies, je n'en ai plus. Et puis les insomniaques me remercient de le faire, disent se sentir moins seul·e·s, comme rassuré·e·s ! C'est une écoute utile pour faire comprendre aux gens que, des profils d'insomniaques, il n'y en a pas un un, il y en a mille.