Emmanuelle (Virginie van Robby) vient d'arriver dans la grande maison de campagne de sa mère. Elle jette un coup d'oeil par la fenêtre et observe, longuement, la silhouette floue qui déambule dans le jardin. Son regard s'assombrit. Dans le jardin, c'est sa soeur, Nathalie (Lucie Debay). Nathalie est schizophrène et elle refuse de se soigner. "Nath" est imprévisible, abrupte, parfois violente, sans filtre, fragile et seule aussi. Et les relations entre les deux soeurs sont compliquées. Car la maladie, si elle est invisible, abîme les liens et bouscule tout.
Filmer la maladie mentale relève du défi. Mais la réalisatrice Audrey Estrougo (récemment applaudie pour son Suprêmes) a pris ce sujet délicat à bras le corps. Et pour cause : son petit frère est lui-même atteint de schizophrénie. "J'ai essayé de prendre du recul en pensant que si je m'attachais à la trajectoire de deux soeurs, ce serait plus simple pour en parler – avec davantage de pudeur et de respect vis-à-vis de mon frère", confie-t-elle.
Dans ce huis clos oppressant, les murs de la maison familiale renferment la violence des crises précédentes, les non-dits et le tabou qui entourent la maladie. Des boîtes de médicaments périmées, un vase cassé, des bleus sur les bras d'une mère résignée : autant d'indices qui laissent imaginer la brutalité des tempêtes passées. "On est spectateur de la maladie à travers le personnage de Manu : Nathalie est un électron libre qu'on ne sait pas comment appréhender. C'était voulu. J'ai beau connaître mon frère par coeur, je ne sais jamais comment il va réagir : à un moment donné il va bien, et en un quart de seconde, comme un coup de tonnerre dans un ciel bleu, il peut vriller et donner à voir sa face obscure", souligne Audrey Estrougo.
A l'image de ces pylônes qui parcourent la campagne alentour, l'atmosphère se fait électrique. Quand aura lieu la prochaine crise ? Quand Nathalie va-t-elle de nouveau basculer ? Quelle petite phrase sera le déclencheur ? Tout comme son entourage, nous voilà aux aguets, en apnée. Ces interrogations placent le long-métrage sous haute tension, traversé par l'urgence et une menace sourde, à la lisière du thriller domestique.
En s'attaquant au sujet de la schizophrénie, Audrey Estrougo prend le parti de briser le tabou. Car cette psychose, qui touche 1 personne sur 100 et surgit insidieusement à l'adolescence (entre 15 et 25 ans dans 85% des cas), reste encore largement stigmatisée. La faute notamment aux films d'horreur qui ont véhiculé le cliché du "fou" qui disjoncte suite à un dédoublement de la personnalité. Mais aussi aux abus de langage. D'après une récente étude de la Fondation Pierre Deniker sur l'usage du terme "schizophrénie" sur les réseaux sociaux, le terme est employé à 90% comme une insulte dans l'espace politique pour disqualifier non seulement le discours mais aussi l'adversaire en tant que personne.
D'où la nécessité de mieux faire connaître cette maladie, de la dédramatiser sans en édulcorer la réalité. Comme l'explique le dossier pédagogique qui accompagne A la folie, "la schizophrénie se caractérise, notamment, par une perte de contact avec la réalité – surtout dans les moments de crise −, une désorganisation de la pensée et du comportement, un discours incohérent et une conversation décousue ou floue."
Jean-Christophe Leroy, représentant des Journées de la schizophrénie, expliquait à Terrafemina : "L'apparition de la schizophrénie dépend de multiples factures, à la fois génétiques et liées à l'environnement. Les causes génétiques provoquent des anomalies, un dérèglement chimique et fonctionnel du cerveau. Les causes environnementales principales pouvant déclencher la maladie sont, par exemple, les circonstances de la vie provoquant de fortes émotions. En raison de sa nature et de sa vulnérabilité́, la personne ne parvient pas à les gérer et surviennent alors les premières manifestations des troubles."
Avec A la folie, Audrey Estrougo rétablit l'équilibre et pose un regard authentique sur la complexité de ce trouble mental qui emprisonne le malade et fracture l'entourage. Avec une grande justesse, le film dépeint ainsi le désarroi et l'impuissance des proches, victimes collatérales de cet ennemi intime. "La maladie est le rongeur qui a bouffé tous les câbles : on passe du court-circuit à plus de courant du tout. Parce qu'en fait, cela enferme chacun dans sa solitude : chacun vit la maladie avec ce qu'il est, mais tout seul", explique la réalisatrice.
Alternant éclats et silences lourds, coups et étreintes, A la folie parvient à recréer avec une sensibilité inouïe ces montagnes russes émotionnelles que vivent les familles contraintes de cohabiter avec la maladie. Un beau film qui remue les tripes, comme un grand cri de douleur et d'amour.
A la folie
Un film d'Audrey Estrougo
Avec Virginie van Robby, Lucie Debay, Anne Coesens, Théo Christine, Benjamin Siksou, François Créton
Sortie en salle le 6 avril 2022