L'image n'a jamais été aussi présente que dans nos sociétés actuelles. Alors qu'il y a soixante ans, pouvoir prendre des photos était un luxe réservé aux "happy few", qui devaient en plus maîtriser un savoir-faire technique impressionnant, la photographie a désormais été démocratisée et simplifiée à l'extrême afin d'être rendue accessible à tous. A coups de selfies, snaps et posts Instagram, nous déroulons désormais le film de nos vies en images, mais en images un peu trop belles pour être honnêtes. Tous les miroirs que la société nous tend sont des miroirs déformants : on est noyé sous des photos dorées dont le revers n'a pourtant rien de glamour, des clichés retouchés pendant des heures, les (fausses) fesses de Kim Kardashian et les cures de laxatifs pour maigrir. Élevées avec cette vision tordue de la beauté, les femmes ont appris à se plier aux diktats esthétiques d'une société obsédée par le paraître.
La réalisatrice anglaise Marie Schuller a voulu sonder les profondeurs obscures de cette dictature de la beauté Photoshop. Son court-métrage, qui explore la relation des jeunes filles à la beauté, fait l'effet d'une claque visuelle. Une piqûre de rappel très nécessaire.
Quand Marie Schuller s'attaque à notre notion de la beauté, elle le fait sans concessions ni grands discours. Elle nous happe dès les premières secondes dans un univers un peu glauque, pour ne pas dire cauchemardesque. La réalisatrice a adopté une esthétique rétro, avec une caméra en VHS, des filtres rouges et bleus, de multiples effets de glitch (défaillance électronique qui fait trembler l'image ou la brouille), et des sons stridents mélangés aux voix éthérées des enfants. Cela donne au court-métrage une atmosphère d'étrangeté, qui souligne l'irréalisme des normes de beauté imposées aux jeunes filles.
Pendant trois perturbantes minutes, les fillettes aguichent la caméra : devant l'écran, elles prennent des poses langoureuses, battent des cils, sourient et secouent leurs cheveux dans une tentative de séduction. Car c'est bien de cela dont il s'agit : à tour de rôle, elles se soumettent au regard du spectateur, appellent son jugement : "Est-ce que je suis moche ?", "Est-ce que vous me trouvez jolie ?". Marie Schuller nous plonge dans une habile transposition : devant son court-métrage, notre regard est celui d'autrui, de la société, celui qu'essaye de contenter toute jeune fille. Et ce faisant, elle dénonce la vision que les jeunes adolescentes ont d'elles-mêmes du fait de l'omniprésence de cet impitoyable regard : "Je ne pense pas que je sois très belle", dit l'une, tandis qu'une autre demande anxieusement si elle est vraiment aussi moche que ce que disent les gens.
Mais surtout, les petites filles fantasment : "Les autres sont toutes tellement plus belles que moi", "Elle est parfaite, elle n'a pas le moindre défaut...", "J'aimerais me faire refaire comme Kylie Jenner". La réalisatrice insiste ainsi sur les résultats malsains d'une comparaison permanente de physiques normaux à des corps remodelés pixel après pixel. C'est comme si les dés étaient pipés : les jeunes filles sont piégées dans une gigantesque machine à complexes, alimentée par l'irréalité de leurs modèles de beauté.
Dans la deuxième partie du film, les fillettes se transforment pour tenter de se rapprocher de leur idéal de beauté. Elles déambulent dans des costumes étranges et se sont peinturlurées le visage dans une imitation ratée et poussée à l'extrême de contouring. Elles continuent d'interroger celui qui regarde, "Est-ce que tu me trouves plus jolie maintenant ?", "Est-ce que je suis mieux comme ça ?", jusqu'à ce que le rythme s'accélère : leurs voix s'entremêlent alors dans une supplique lancinante : "Est-ce que je suis jolie ? Est-ce que je suis jolie ?". Chez Marie Schuller, cette quête excessive de beauté semble en fait s'assimiler à sa dénaturation : lorsqu'elles tentent d'imiter leurs modèles, les petites filles ne parviennent qu'à tomber dans le grotesque. La réalisatrice dénonce ainsi l'obsession qui naît de la recherche permanente de beauté, et les névroses qu'elle provoque.
C'est donc bien un petit film d'horreur, mais dont le sujet est loin de relever de la science-fiction : Marie Schuller met en avant la dérive aliénante dans laquelle sont jetées les femmes dès leur plus jeune âge. Mais ne vous y trompez pas : ce n'est pas un court-métrage sur l'inadéquation des diktats esthétiques, mais sur le malaise des adolescents face à ces normes. Et l'atmosphère angoissante et oppressante de la vidéo n'est que la reproduction de celle dans laquelle nous vivons inconsciemment, perpétuellement soumis à la comparaison avec des idoles de plastique.