Raphaëlle est grosse, depuis longtemps. La violence des regards et des mots, elle les subit depuis qu'elle est toute petite, comme lorsque se faisait traiter de "baleine" dans les vestiaires. Au boulot, elle se fait virer de son job d'animatrice scolaire. Elle fait peur aux enfants, lui assène-t-on. Et les portes se ferment une à une. La société, sa famille, ses collègues la renvoient à ce corps trop encombrant, à ses 140 kilos qui la plombent, avec une brutalité inouïe. Raphaëlle va lentement glisser vers la précarité, vers la dépression.
"Avec mon gabarit, ce n'est pas facile de remonter les pentes", lâche-t-elle malicieusement. Parce que Raphaëlle est une boule d'énergie, une combattante à fleur de peau et qu'elle va refuser de sombrer. Face à cette société qui la repousse, elle va se chercher des allié·es et relever la tête. Sa bataille : ne plus subir et ne plus avoir à s'excuser pour ce qu'elle est.
Moi, grosse, c'est le parcours de cette femme qui refuse de se laisser enfermer et piétiner parce qu'elle ne rentre pas dans les cases trop étroites. Pour raconter ce combat, la réalisatrice Murielle Magellan s'est inspirée des mots de Gabrielle Deydier, autrice de On ne naît pas grosse (paru en 2016 aux éditions Goutte d'Or), livre coup de poing qui dénonçait la grossophobie, cette discrimination plurielle qui s'immisce dans toutes les strates de la vie quotidienne. Alors que l'obésité touche près de 10 millions de Français·es, les personnes grosses restent invisibles. Elles se planquent pour ne pas affronter ces regards qui les jugent, les évitent, les excluent et les nient. Car si les voix militantes commencent à s'élever, dénonçant les stéréotypes, les injonctions et la pression de cette société obsédée par la minceur, les discriminations perdurent. En France, une personne sur quatre au SMIC est obèse et les femmes grosses sont 8 fois plus discriminées à l'embauche. Sans parler des attitudes hostiles.
C'est ce condensé de souffrance et d'espoir que la romancière et scénariste Murielle Magellan (qui signe ici son premier film) a voulu retranscrire à travers le cheminement de l'attachante Raphaëlle. Si elle refuse de parler de Moi, grosse comme d'un téléfilm "militant", la réalisatrice s'est emparée de la question de la grossophobie à bras de corps. Et espère bousculer les mentalités. Interview.
Murielle Magellan : Cela fait longtemps que j'avais envie de passer à la réalisation. J'ai été sollicitée par la productrice Laurence Bachman comme scénariste d'abord. En cours d'écriture, je me suis aperçue que le personnage de Raphaëlle, inspirée par l'autrice Gabrielle Deydier ressemblait beaucoup au personnage que je développais dans mes romans. Un personnage qui essaie de se sortir de façon têtue de son invisibilité. Et je me suis dit que j'avais envie de le réaliser.
M.M : Le livre de Gabrielle Deydier est un témoignage, une enquête, pas du tout une fiction. La seule chose "romanesque" est le ton de Gabrielle, à la fois lucide, insolent mais sans agressivité, avec humour et tendresse. Mais c'est avant tout un livre très informatif sur le fait d'être obèse aujourd'hui.
On a rencontré Gabrielle une première fois, on a créé un dispositif de fiction et quand on a avancé sur une première version de scénario, on a reconsulté Gabrielle pour avoir son opinion. Gabrielle a rectifié certaines choses d'un point de vue presque journalistique.
M.M : On m'a montré une vidéo d'elle et j'ai demandé à la voir en casting. Ses essais m'ont convaincue, je l'ai rencontrée et j'ai vu que cela collait. J'ai été très séduite. Elle est d'un naturel déconcertant. Et c'est vrai qu'elle a fait un chemin par rapport à la question du poids et de la grossophobie. Juliette a peu à peu déconstruit pas mal de petites choses. Etant concernée, elle y avait déjà réfléchi, mais peut-être pas de la façon dont nous le voyons dans le film. Toute l'équipe de tournage a d'ailleurs été gagnée par la nécessité du sujet.
M.M : J'ai du mal avec le militantisme pur et dur parce que je trouve qu'il risque d'être dogmatique et j'ai peur des mouvements qui interdisent et qui balancent des injonctions en mode "on n'a pas le droit de dire ça". Mais oui, je pense que le film milite derrière ce personnage que je raconte.
M.M : L'une de mes observations, c'est qu'on a la sensation que les gros font résonner en nous une peur qui est "Est-ce que je pourrais être comme eux ?". Et cette peur résonne parce qu'on a la sensation qu'ils sont "responsables" de ce qui leur arrive.
C'est violent car ils sont culpabilisés par notre regard alors que quand on se plonge dans le sujet, on découvre à quel point c'est complexe et que chaque cas d'obésité est différent et singulier. Et que notre sensation de dire "Avec un peu de volonté, on peut maigrir" est en réalité une aberration. Par ailleurs, l'extrême grosseur comme l'extrême maigreur nous ramène à notre mortalité. C'est ça qui est compliqué à regarder en face.
M.M : Oui, c'était essentiel. Cette question est au coeur du sujet. Et j'ai eu la chance d'avoir une magnifique actrice pour l'incarner, Saadia Bentaieb. Elle a réussi à trouver ce qu'on cherchait : l'équilibre entre la professionnelle et l'humanité. Il fallait que cette parole soit articulée dans le film.
M.M : C'était important pour moi de faire que ce déclic ne soit pas interne mais externe. Ce déclic viendra d'une tentative de suicide de l'une de ses proches, qui elle-même vit des épreuves malgré son corps mince. On comprend que le regard des autres est le problème. Ce n'est pas le poids, mais bien la façon dont on est regardé. C'était pour moi le coeur du regard de Gabrielle Deydier. Son sujet, c'est nous confronter au corps gros. La question n'est pas du body positive, c'est : "Regardez-nous autrement". La douleur n'a pas besoin d'un corps gros pour se loger : un corps mince peut aussi en héberger.
M.M : C'est l'un des points de vue du livre de Gabrielle. Elle nous alerte sur le fait que les gros se cachent, qu'ils ne sortent pas. Les installations sont très peu adaptées comme au cinéma, au théâtre, les transports... En plus, il y a les agressions quotidiennes. Par exemple, au casting, nous demandions aux comédiennes de quand datait leur dernière agression grossophobe. Et la plupart disait que chaque jour, on faisait référence à leur corps. C'est insupportable et on comprend cet isolement.
M.M : C'est aussi l'un des combats de Gabrielle. La chirurgie est surutilisée, mal utilisée. Il y a des abus d'actes. Et ce n'est pas la solution. Il faut d'abord chercher quelle est la cause. Pour l'instant, on ne sait pas "soigner" le surpoids. Même s'il y a évidemment des opérations qui marchent.
M.M : Et cela me paraît extrêmement cohérent. Pour beaucoup, le fait de manger est un trouble psychologique, le fait d'être exclu·e, d'être renvoyé·e à son corps, manger est une punition, un refuge, une consolation. Quand je préparais le téléfilm, j'ai rencontré la militante de Gras politique Daria Marx et j'espère que le collectif le recevra bien (Daria Marx a réagi ce 13 mai aux premières images du téléfilm, déplorant le fait que l'actrice Juliette Katz porte une "fat suit" pour la faire paraître plus grosse- Ndlr).
M.M : Je n'aime pas les "modes". Je trouve qu'il faut avant tout changer le regard sur le corps. On voit très bien qu'il y a des femmes très minces qui ne se sentent pas bien dans leur peau. Il faut changer les critères esthétiques, montrer, filmer, peindre des corps gros. Parce que c'est beau aussi. Il faut que ce soit entendu que la beauté peut aussi être là. C'est ça qu'il faut surtout changer.
Moi, Grosse
Un film de Murielle Magellan
Avec Juliette Katz, Julie Delarme, Antoine Duléry, Évelyne Bouix, Camille Japy...
Diffusion mercredi 15 mai à 21 h sur France 2
Suivi du débat "Souffrir d'être gros" à 22h40