L'été dernier, Haya El Ali décidait de filmer avec une caméra dissimulée sous son niqab le quotidien dans sa ville natale, Raqqa, en Syrie. Ces images, qui montraient notamment la vie des femmes, y compris des Françaises parties faire le djihad, dans cette ville aux mains de Daesh ont été largement reprises dans le monde entier. Malgré ses précautions, Haya El Ali a été retrouvée par l'État islamique et a reçu des menaces de mort explicites. Cette jeune militante syrienne vit aujourd'hui à Paris, où elle apprend le français en attendant de retrouver les siens, réfugiés en Turquie. Claire Billet et Lyana Saleh l'ont filmée depuis son arrivée en France à l'automne dernier, elles nous racontent.
Comment êtes-vous entrées en contact avec Haya El Ali ?
Lyana Saleh : Tout a commencé l'été dernier quand le desk arabe de France 24 a reçu les images qu'Haya El Ali avait tournées en caméra cachée à Raqqa. On a diffusé ce document exceptionnel qui montrait comment vient les femmes dans cette ville à laquelle aucun média n'a plus accès. J'étais intriguée par le courage de cette jeune femme et j'ai réussi à entrer en contact direct avec elle. C'était compliqué au départ, parce qu'elle était très méfiante et se cachait de Daech. Et pour cause, elle a été très rapidement identifiée par les djihadistes et elle a reçu des photos de cadavres décapités, comme elle le raconte dans notre film. Quand elle nous a appelés en urgence à France 24, on s'est dit qu'on devait l'aider et on a mobilisé les associations, comme Reporters sans frontières, Amnesty International et l'OPFRA (Office français de protection des réfugiés et des apatrides), afin qu'elle soit accueillie en France.
D'où est venue l'idée de ce documentaire ?
Claire Billet : À partir de l'arrivée d'Haya en France vers la fin du mois de septembre 2014, Lyana et elle ont été en contact quotidien et ont commencé à nouer une véritable relation de confiance. Au fur et à mesure qu'elle la côtoyait, Lyana a commencé à se dire que son histoire méritait d'être l'objet d'une documentaire, et pas seulement d'un reportage classique. D'autant qu'Haya avait elle-même en tête un projet avec son ami Mohammed, qu'elle comptait réaliser avec une caméra GoPro.
LS : Comme Claire avait déjà un expérience du documentaire pour France 24, puisqu'elle a énormément travaillé sur la migration afghane, je me suis dit qu'elle pourrait apporter un autre regard sur ce sujet, et nous avons commencé à travailler ensemble de manière complémentaire. Nous avons tout fait ensemble, de l'écriture au montage, avec le monteur Dany Abo Louh.
Le film est très différent de ce qu'on pourrait attendre car il est très intimiste. Comment avez-vos réussi à imposer cette forme à la chaîne ?
CB : La direction de France 24 nous a laissé une grande liberté et nous lui en sommes très reconnaissantes. C'est grâce à la confiance qu'ils nous ont accordée qu'on a pu s'éloigner des formats classiques et aller vers quelque chose de plus cinématographique, pour faire un documentaire "d'auteur" et non journalistique. Le fait que Lyana ait fait une formation au documentaire de cinéma associée à mon expérience nous a aussi aidé.
Le point de départ, c'était évidemment les images de Raqqa diffusées l'an dernier, mais nous voulions montrer comment on vit après l'exil.
LS : Haya, c'est quelqu'un qui a tout perdu, même son identité. Comme on le voit dans le film, elle a dû rendre son passeport syrien à son arrivée en France pour obtenir l'asile politique. Elle représente une génération de syriens sacrifiée par la guerre civile, qui vient tout juste d'entrer dans sa cinquième année. Car il ne faut pas l'oublier, ce sont les civils qui paient le prix de ce conflit qui les a jetés entre les griffes de Daech. Ces jeunes gens, Haya et Mohammed, ils incarnent la liberté. Haya est avant tout une femme libre, et elle l'était même sous Daech, elle n'avait pas peur de manifester tête nue avec d'autres activistes, comme on le voit dans un extrait diffusé dans le film.
Comment s'est passé le tournage ?
CB : Ça s'est passé de manière très spontanée. Nous savions quels thèmes nous voulions aborder avant le tournage, mais nous voulions qu'Haya s'exprime librement. Ses retrouvailles avec Mohammed, son ami d'enfance, nous ont permis de trouver un fil conducteur : nous voulions raconter l'histoire de ces deux pacifistes qui se sont élevés contre le régime en montrant leur regard différent sur ce qu'ils ont vécu.
Il y a une scène très forte dans "Rebelle de Raqqa" : quand Haya évoque les tortures qu'a subi Mohammed et que celui-ci, bouleversé, refuse d'en parler...
CB : Cette scène exprime bien les visions différentes de ces deux jeunes gens : c'était intéressant pour nous d'avoir le regard de chacun, car ils n'ont pas le même vécu et donc pas la même attitude. Haya est portée par la souffrance et le passé. "Il faut construire une vraie mémoire", dit-elle. De son côté Mohammed, qui a été plus blessé, je veux dire physiquement, puisqu'il a été retenu prisonnier par Daech, est plutôt tourné vers l'avenir. Il veut oublier ce qui s'est passé, alors qu'Haya n'a toujours pas défait sa valise.
Est-ce-qu'une version longue de "Rebelle de Raqqa" est en préparation ?
LS : Oui, on aimerait bien pouvoir réaliser un nouveau documentaire, de 52 minutes car ce format court était très frustrant. Mais notre but est de continuer à suivre Haya et Mohammed. A nos yeux, ils incarnent tous les deux la population civile syrienne, qui se retrouve prise en étau entre le régime syrien et l'État islamique. Nous voulons donner un visage à ces jeunes gens qui incarnent la liberté alors même que leur pays est aujourd'hui le symbole de l'échec des printemps arabes.
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