Les premières notes mélancoliques de The Sound of Silence, Dustin Hoffman se dorant la pilule, lunettes de soleil au nez, dans sa piscine, ou riant, essoufflé, dans un car, en compagnie de sa dulcinée en robe de mariée... On retient tant de vignettes emblématiques du Lauréat, classique des sixties signé Mike Nichols, simplement indémodable, si historique qu'il est actuellement conservé à la Bibliothèque du Congrès des États-Unis.
Cette année, Le Lauréat fête ses 55 ans. Plus d'un demi-siècle passé par bien des cinéphiles à réécouter la bande originale culte de Simon & Garfunkel ou savourer la timidité du très introverti Benjamin Braddock (Dustin Hoffman) en jeune adulte tuant le temps à Los Angeles. Mais surtout, à admirer le grand personnage de ce film : Mrs Robinson, interprétée par Anne Bancroft, qui s'éprend justement du timide Benjamin.
Personnage si important que Simon & Garfunkel lui dédient une chanson éponyme, Mrs Robinson a imposé dans la culture populaire l'image maintes fois détournée de la femme mature, énamourée d'un homme plus jeune. Un topos pas toujours réapproprié à des fins féministes...
Et pourtant, Mrs Robinson méritait mieux.
Portée par ce hit de la musique folk et, surtout, par la performance remarquable d'Anne Bancroft (que l'on connaît également pour des films comme Elephant Man), Mrs Robinson devint vite une figure au fort retentissement populaire. Lors d'une scène très marquante où, dénudée, elle séduit son jeune amant, le cinéaste Mike Nichols se joue d'un montage haché pour nous suggérer les diverses parties de son anatomie, d'une manière quasiment subliminale. Le ton est posé : Mrs Robinson est sensuelle, sulfureuse, elle bouscule le regard.
Dans une société bien particulière, celle des années soixante, elle affirme sa sexualité comme le feront volontiers toutes celles qui manifesteront dans la rue pour défendre la liberté à disposer de leur corps, indépendantes. La liaison qu'elle entretient avec Benjamin bouscule les conventions bourgeoises et le patriarcat, mais également le cinéma hollywoodien. Il faut dire qu'une femme plus âgée qui aime un homme plus jeune, ce n'est pas si courant. Même si en vérité... Durant le tournage, Bancroft avait 36 ans, et Dustin Hoffman, 30.
Un écart loin des records déployés dans l'autre sens, par tous ces couples homme plus âgé/femme (beaucoup) plus jeune qu'arbore sans que cela ne pose le moindre souci l'usine à rêves depuis des décennies...
Mais cette sensualité serait-elle à double tranchant ? Si Le Lauréat, adaptation du roman éponyme de Charles Webb, est loin d'avoir inventé la figure de la femme "mature" et séduisante, son grand succès au box office, véritable phénomène culturel, l'a imposé dans les consciences.
Quitte à être détournée ? A n'en pas douter. Ainsi l'industrie pornographique n'a-t-elle jamais cessé de miser sur un stéréotype : celui de la "MILF" (pour "Mother I Liked to Fuck"), fétichisation des mères "instruisant" de leur expérience (sexuelle) des hommes plus jeunes...
La "MILF", ce n'est pas simplement un "tag" pour plateformes X, se jouant d'une sexualisation exacerbée et de fantasmes faciles. Le stéréotype a aussi envahi bien des divertissements tout publics, notamment les films pour ados. On pense bien sûr à la mère du potache Stifler, dans la franchise American Pie.
Un personnage tout en poses lascives et au look de bimbo "hot", caricatural, bien qu'incarné avec beaucoup de dérision par la géniale Jennifer Coolidge (récemment applaudie pour sa performance dans la série The White Lotus).
On peine au gré de ces visions complètement complètement élaborées par un regard masculin et libidineux à percevoir la moindre forme d'émancipation, de "libération sexuelle", comme on le disait dans les sixties. La MILF n'a rien d'une entorse aux injonctions à la jeunesse et aux diktats (policés), d'une célébration "empouvoirante" de la sexualité féminine passée un certain âge, non : elle est surtout un fantasme sur pattes, un de plus.
Mais Le Lauréat délivre un discours différent. Anne Bancroft fait vivre son personnage, qui n'est pas simplement un archétype facile ou une transgression - en réaction notamment aux bienséances et conventions bourgeoises. Mrs Robinson est une figure complexe et captivante.
C'est d'ailleurs ce que défend le Guardian l'espace d'une tribune : "Mrs Robinson est à la fois séduisante et dégoûtante, prédatrice et pitoyable, tellement plus complexe que toutes les MILFs et cougars pornifiées qui ont suivi". Son ambivalence émane notamment d'une certaine mélancolie, si bien exprimée par son interprète. Un spleen qui, d'ailleurs, recouvre l'entièreté du film, comme les introspections tourmentées de Benjamin Braddock.
Les spectateurs et spectatrices d'aujourd'hui ne s'y sont pas trompés : Mrs Robinson confère à l'oeuvre de Mike Nichols son rythme et son ambiance. Et sans elle, pas de film. Ainsi pour le média Vox, c'est elle, la vraie héroïne du Lauréat. Le site insiste sur ce point : "C'est Mme Robinson qui est le personnage le plus fascinant du film". Cette analyse, c'était aussi celle du plus célèbre des critiques cinéma new-yorkais, Roger Ebert...
Raison de plus pour se replonger dans cette oeuvre qui n'a pas démérité sa réputation de classique. Et retrouver, à l'aune des enjeux féministes actuels, le vertigineux regard de l'inoubliable Mrs Robinson.