Elle a fait son irruption sur le tard dans le paysage musical français après avoir bourlingué dans le jazz. Est-ce ce parcours atypique qui a offert à Jeanne Added ce supplément d'âme, cette voix mutante qui fait la différence ? Après son premier album Be Sensational, elle a sillonné la France, imprimé sa marque sur scène, s'est nourrie du public. Trois ans après, apaisée, inspirée, elle enfonce le clou avec le splendide Radiate, bijou serti de dix chansons électro-pop nimbées de nappes synthétiques aux réminiscences cold wave, cinématographiques en diable.
Lovée dans l'ambiance tamisée d'un petit bar parisien du canal St-Martin, Jeanne Added la pudique se confie. C'est rare et on savoure.
Pendant que j'écrivais l'album, j'ai énormément écouté l'album Blonde de Frank Ocean et le disque de Solange. Et ce que j'en ai retiré, surtout de Frank Ocean, c'est l'envie de chanter plus et d'être dans quelque chose de très relâché avec la voix, retrouver ce plaisir-là.
Pendant ces trois années, tout s'est très bien passé, donc je n'ai rien "subi". J'ai embrassé toutes les mutations qui sont arrivées. Et la plus grande de ces mutations, c'est que j'ai grandi en confiance. Cela n'a l'air de rien, mais en fait, cela a des effets vraiment partout dans la vie : dans la façon d'envisager le monde, de se mouvoir dans la rue, d'interagir avec les autres, d'écrire, s'envisager la création...
La scène, ça aide à prendre confiance ?
C'est un endroit où je me sens en sécurité, où je me sens bien. C'est ce que je connais. Pour rentrer en contact avec autant de personnes, c'est sûr que ça fait faire de la muscu, ça donne du poids, ça donne de la puissance, mais qui n'est pas de la prise de pouvoir. Cela donne de la force, mais pas pour écraser les autres. Pour être bien soi-même pour pouvoir rentrer en contact.
Dans le jazz, j'étais très protégée parce que j'étais une chanteuse un peu bizarre parce que je ne chantais pas de paroles, j'étais considérée comme une instrumentiste. Donc non seulement en tant que chanteuse, je ne piquais le travail de personne, je n'avais pas de concurrence directe avec les mecs et en plus, j'avais un statut de musicienne donc du coup, le respect. Le sexisme, même si je sais qu'il existe et que c'est un milieu extrêmement réactionnaire par rapport à d'autres, je m'en protège beaucoup. J'ai quand même repris des codes masculins, j'ai tout fait pour faire partie du "club".
J'ai trouvé dans ma vie depuis quelques années que se poser la question de savoir ce que les autres veulent, c'est une mauvaise question. C'est une question qui ne fait ni du bien, ni qui ne permet d'avancer. Il vaut mieux retourner le truc vers soi, savoir ce dont on a envie de faire et d'exprimer. Et si on arrive à être à peu près en phase à ce que cela résonne pour soi, il y a plus de chances pour cela résonne pour les autres.
Dans la musique, je n'en sais rien. Le seul truc que l'on puisse faire, c'est l'exemple. C'est-à-dire donner plus à voir de femmes et à tous les endroits comme les postes de direction, en train de jouer des instruments, en train de chanter. Des chanteuses, il n'en manque pas, mais peut-être qu'il faudrait jouer autrement que sur des codes de séduction. C'est l'exemple qui marche.
Ce n'était pas facile avec la personne que j'étais, avec ma sensibilité. Je pense que si ça s'adoucit, que cela se floute, que cela devient moins totalitaire sur ce qu'est un garçon, une fille dans ce monde-là, c'est bon pour tout le monde. Il y a plein de choses à inventer. Il n'y a pas plus arbitraire que le sexe donné à la naissance, donc on peut imaginer qu'il n'y ait pas que ça qui définisse tout dans notre vie.
Oui et plus ça va, moins c'est difficile à dire donc tant mieux.
Abbey Lincoln qui est une chanteuse de jazz qui a refusé de faire "jolie" dans sa vie et qui, je pense, a poussé les premiers cris enregistrés. Je dirais Virginie Despentes dont la lecture de King Kong Théorie a littéralement changé ma vie. Et ensuite, toutes mes proches, c'est-à-dire mes amies, ma mère, toutes les femmes avec lesquelles je vis qui sont des sources d'inspiration constantes.
Je viens de regarder Sense8, du coup je dirais la hackeuse, Nomi.
En opposition, je me suis dit que je n'étais vraiment pas comme Anna Karénine. Je me rappelle avoir écrit ces mots-là, je ne saurais pas bien dire pourquoi. Elle se tue par amour par exemple, c'est le désespoir absolu. Je ne veux pas vivre comme ça.
L'ouverture de la chanson de Hole, Violet ("And the sky was made of amethyst "), c'est ce qui me donne le plus d'énergie possible au monde.
Il y a des tonnes de trucs. Dans ma vie de tous les jours, je suis très privilégiée donc je suis très peu confrontée à des choses qui me rendent dingues. Mais je réagis très mal aux blagues sexistes par exemple. C'est quelque chose qui ne me fait pas rire du tout.
Je ne rêve pas d'avoir de super-pouvoirs, je suis très heureuse de ma condition humaine.
Moi, c'est méga bateau mais vivre l'instant présent, être présent.
Je ne suis pas hyper badass si ce n'est sur scène. Ou alors hier en cours de boxe, mais je ne suis pas sûre que ma coach soit d'accord avec moi !
Jeanne Added, album Radiate, sortie le 14 septembre 2018.