J'ai découvert l'univers de Joël Dicker comme tout le monde : lors du succès fulgurant de son deuxième livre, La Vérité sur l'Affaire Harry Québert. A l'époque, nous sommes en 2012, le romancier genevois commence à peine à se faire un nom et Harry Québert n'a pas encore la tête de Derek Shepherd. L'histoire m'obsède.
Je me souviens d'être tellement prise par le suspense autour de la disparition de Nola Kellergan que j'en rêve la nuit. Plus le récit avance, plus les frissons me parcourent.
Pour les non-initié·es, le pitch est le suivant : Harry Québert est accusé du meurtre de Nola Kellergan, dont le corps est retrouvé enterré dans son jardin 33 ans après qu'elle se soit subitement évaporée dans la nature. Marcus Goldman, écrivain prodige en mal d'inspiration et protégé de Québert, s'improvise consultant sur une enquête policière pour défendre son mentor. Une sorte de Castle amélioré (on connaît ses séries policières ou on ne les connaît pas), avec une intrigue mieux ficelée et des paysages d'une Amérique vintage et stéréotypée comme on adore la fantasmer outre-Atlantique.
Au fur et à mesure de ses recherches, le héros tombe sur le pot-aux-roses. Harry et Nola étaient amoureux, et sur le point de s'enfuir ensemble. Il avait 34 ans au moment de leur aventure ; elle, tout juste 15. Leur projet n'aboutira jamais. Persuadé de l'innocence de son ami, Goldman fera tout pour le disculper. Il en tirera un bon burn-out et un best-seller au passage.
Jusque-là, pour ma part en tout cas, c'est un coup de coeur. Alors, je m'accroche à l'auteur.
Paraissent ensuite, dans l'ordre, Le Livre des Baltimore, La Disparition de Stéphanie Mailer, L'Énigme de la chambre 622 et il y a quelques semaines à peine, L'Affaire Alaska Sanders. Entre temps, j'ai rattrapé son premier roman, Les derniers jours de nos pères, qui suit un groupe de jeunes Français·es enrôlé·es dans les services secrets britanniques pendant la Seconde guerre mondiale. C'est court, haletant et émouvant : j'ai pleuré à chaudes larmes.
Si mon enthousiasme pour chaque ouvrage est inégal, je discerne vite un point commun : la façon, assez sexiste je dois dire, dont les personnages féminins sont dépeints. Toujours secondaires, jamais très fouillés, et quasi systématiquement dans une posture de demoiselle en détresse, quand elles ne sont pas des ménagères aigries qui trompent leur mari.
Inutile de préciser que ce male gaze flagrant - peut-être inconscient - gâche tout.
La dernière publication de Dicker, L'Affaire Alaska Sanders, sortie le 10 mars 2022, n'échappe pas à la règle. Au contraire, le phénomène est même exacerbé.
Par exemple, la première fois que l'écrivain mentionne la jeune Alaska Sanders, autour de qui l'enquête va s'orchestrer, c'est par les yeux de son employeur, pompiste d'une cinquantaine d'années. Il écrit : "Lewis Jacob (le pompiste en question, ndlr) considéra un instant la jeune femme : une beauté. Un rayon de soleil. Et quelle gentillesse ! Depuis six mois qu'elle travaillait ici, elle avait changé sa vie."
On pourrait trouver la description anecdotique, si elle ne s'inscrivait pas dans un réflexe usé jusqu'à la corde par l'écrivain suisse. Malheureusement pour les lecteur·rices qui, comme moi, aimeraient simplement pouvoir profiter d'un bon bouquin tranquille et sans objectification, Alaska Sanders suit une longue lignée de protagonistes féminines qui n'existent que par l'effet qu'elles font aux hommes.
Belles et gentilles, parfois intelligentes et très souvent traumatisées par leur passé (donc en quête d'un sauveur), mais surtout idéalisées à outrance et placées dans l'une de ces deux catégories : soit mortes, soit folles du héros.
Le héros, c'est Marcus Goldman ou Joël Dicker (l'un étant l'alter ego à peine dissimulé de l'autre), puisqu'il se met lui-même en scène dans L'Énigme de la chambre 622. Un livre dont l'intrigue, là aussi, possède sa jeune femme blonde, sublime et adorable, adulée des hommes et jalousée des femmes, sorte de Cendrillon des temps modernes.
C'est à se demander si les références pour l'écriture d'Alaska, d'Alexandra (Le Livre des Baltimore), d'Anastassia (L'Énigme de la chambre 622), de Nola ne sont pas directement piochées dans les contes de fées. Ou pour la dernière, dans une interprétation un peu à côté de la plaque de Lolita, l'oeuvre controversée et historiquement incomprise de Nabokov.
Difficile, par ailleurs, de séparer les pensées du narrateur de celles de l'auteur, quand on peine à trouver au sein de l'oeuvre dans sa totalité, des exceptions qui infirmeraient la règle. Et à croire Le Temps, qui épingle "la densité de poncifs machistes au centimètre carré" de La Vérité sur l'Affaire Harry Québert, le problème ne s'arrêterait pas à sa vision des femmes. La masculinité aussi est représentée par des clichés réacs.
Au fil des pages d'Alaska Sanders, chaque détail en ce sens me révolte. Je boue quand Lauren Donovan, la policière en contrôle de routine, est réduite à l'allure qui lui donne son uniforme "cintré", "à la fois charmante et autoritaire", sans parler de la manière dont elle est cantonnée à un rôle d'assistante entichée de l'écrivain. Même la témoin édentée et ravagée par l'addiction a droit à son commentaire sexualisant. La seule qui échappe au traitement ? Patricia Widsmith, l'avocate lesbienne, adultérine et meurtrière.
Joël Dicker, il est temps de se poser des questions.
Tiens, d'ailleurs, j'en ai une : pourquoi ? Non mais, sérieusement, pourquoi – au-delà d'exprimer un regard fétichisant plus ou moins intériorisé, produit évident des rapports de domination de notre société – parler des personnages féminins ainsi ? Comment ces qualificatifs, ces commentaires, ces portraits en surface servent-ils le récit ?
Part-on du principe, si on se concentre sur les victimes, que leur physique calqué sur des standards de beauté traditionnels rendra leur destin plus tragique ? A lire les multiples réflexions d'habitant·es de ces univers imaginaires qui se désolent de leur mort car "elles étaient si jolies", oui. Et il serait judicieux de déconstruire ces biais, un petit peu.
Pour se départir de travers forcément nocifs et franchement dépassés, d'une part. Et puis d'une autre, parce qu'entre nous, injecter des principes urgents d'égalité en ne considérant plus les héroïnes comme des faire-valoir ne rendrait ces enquêtes, comme celles et ceux qui les mènent, que meilleur·es. Alors, vivement.