Imaginez la scène. Le scénariste afroaméricain Gregory Allen Howard (à qui l'on doit les scripts du Plus beau des combats avec Denzel Washington mais aussi d'Ali avec Will Smith) se tient face aux décideurs d'un grand studio hollywoodien. Enthousiaste, l'auteur suggère de consacrer un biopic à Harriet Tubman, une figure majeure du militantisme afroaméricain : au 19e siècle, cette activiste courageuse s'est battue pour l'abolition de l'esclavage (on l'a surnommait même la Moïse du peuple Noir). Et là, le président du studio, blanc (forcément), se gratte le menton et lui rétorque : "C'est un bon script. Il faudrait que Julia Roberts joue le rôle...".
On se demande s'il faut rire ou pleurer. On imagine en tout cas très bien la "poker face" du scénariste au moment de cet échange, qui eu lieu en plein milieu des années 90. D'ailleurs, il le relate très bien dans cet article instructif du Los Angeles Times. Et le scénariste d'ironiser aujourd'hui : "Il y a 25 ans, il n'y avait qu'une seule personne noire dans le studio pour rappeler qu'Harriet Tubman était une femme noire". Le choix de Julia Roberts n'était pas forcément l'idée la plus pertinente du siècle...
Photographie de la figure contestatrice Harriet Tubman.
Comme quoi, le white washing ne date pas d'hier. White-washer, c'est le fait d'attribuer à un acteur blanc ou une actrice blanche le rôle d'un personnage de couleur. Une réappropriation culturelle malheureuse autant que banalisée, dont les exemples sont légion. De la polémique suscitée par le choix de Scarlett Johansson pour incarner le rôle de la cyborg Motoko Kusanagi dans l'adaptation live du manga japonais Ghost in the Shell à celui du pas très perse Jake Gyllenhaal pour tenir l'affiche du film d'aventures Prince of Persia : Les Sables du temps, ces "blanchiments" témoignent du peu de diversité dont font état les blockbusters américains. En ce sens, l'évocation de Julia Roberts pour incarner une figure noire historique fait office de cas d'école.
Cette anecdote n'est pas seulement absurde. Elle rend compte de la frilosité des studios dès lors qu'il s'agit d'accorder à une femme noire le devant de l'affiche. Gregory Allen Howard en témoigne d'ailleurs dans sa tribune. En lui consacrant un film, l'auteur souhaitait ériger Harriet Tubman en héroïne "badass" et populaire, l'emblème d'une revendication qui passe par l'action, sans pour autant avoir l'impression de "prêcher" son audience. Mais ces intentions "mainstream" n'ont pas empêché son scénario de moisir dans un tiroir des années durant. Producteurs comme partenaires financiers trouvaient cette histoire de lutte contre l'esclavagisme tout sauf bankable. "La peur les refroidissait", déplore-t-il.
"Ce que je réalise maintenant, c'est que le film n'aurait pas pu être tourné... si la situation à Hollywood n'avait pas changé depuis", ajoute-t-il cependant. Car peu à peu, le scénario est revenu à l'ordre du jour. La boîte Focus Features a fini par donner son feu vert l'an dernier pour le lancement du tournage de ce biopic, baptisé Harriett, lequel va (enfin) envahir les salles obscures le 1er novembre aux États-Unis. Twist, c'est une femme afro-américaine (et pas l'actrice de Pretty Woman) qui incarnera le rôle-titre : la comédienne et chanteuse Cynthia Erivo.
De quoi être plus optimiste ? Oui, à en lire le scénariste. Selon ce dernier, le retentissement médiatique d'une campagne de protestation comme #OscarsSoWhite (exigeant des productions plus inclusives) et le succès d'une superproduction Marvel comme Black Panther sont tous deux représentatifs d'une évolution des mentalités - et des représentations - qui, à Hollywood comme ailleurs, prend beaucoup, beaucoup de temps. En l'occurrence, des décennies. Désormais et toutes proportions gardées, un vent de changement semble planer sur l'usine à rêves. Et Gregory Allen Howard de l'espérer : "Maintenant la porte est ouverte". Et que l'on se rassure, Julia Roberts devrait encore avoir du taf.