C'était en 2019. A l'époque, personne n'avait encore entendu parler de Lil Nas X quand on l'a vu débarquer en habit de cowboy total daim, pieds à l'étrier sur un air de country entêtant dans Old Town Road.
A ses côtés, nul autre que Billy Ray Cyrus, papa de Miley et roi du genre, pour apporter aux couplets rap des sonorités traditionnelles du sud-ouest du pays. Et surtout, une légitimité que le classement Billboard avait brièvement refusé au débutant en le retirant des charts, estimant qu'il n'était pas assez "country" pour y figurer (ce que de nombreuses personnes ont traduit par un racisme crasse émanant d'un milieu blanc et conservateur).
Le duo devient rapidement gagnant : resté 22 semaines d'affilé en tête des ventes américaines - un record - le titre et ses différentes versions cumulent aujourd'hui plus de 2 milliards de vues sur Youtube. Un démarrage en trombe et une revanche savoureuse.
Seulement, loin de Lil Nas X l'idée de se reposer sur ses lauriers. A peine deux ans plus tard, le musicien de 22 ans a déjà fait un chemin colossal. Le 17 septembre dernier, au bout d'une promo jubilatoire qui a fait couler un paquet d'encre (le rappeur a, entre autres, annoncé le projet comme d'aucunes annoncent une grossesse), il a sorti son premier album : Montero, en hommage à son vrai nom, Montero Lamar Hill.
Quinze morceaux et autant de clips, qui révolutionnent l'industrie non pas par leur innovation musicale, mais par la façon qu'a Lil Nas X d'injecter fièrement les codes de la culture queer dans un milieu, celui du hip-hop mais aussi de la country, encore marquée par une homophobie et une hétéronormativité flagrantes.
Twerk sur les genoux de Satan dans Montero (Call Me By Your Name), ébats brûlants dans des vestiaires entre deux joueurs de foot américain dans That's What I Want, chorégraphies lascives entre danseurs tous issus de la communauté LGBTQIA+ et à poil dans des douches carcérales dans Industry Baby : côté provocations adressées à un monde archaïque (du show business mais pas uniquement), on est servi·e·s. Tant mieux.
Retour sur un parcours explosif et sur l'artiste qui le pilote avec fracas.
Montero Lamar Hill grandit dans la banlieue d'Atlanta. A 9 ans, il déménage avec son père et ses 5 frères et soeurs. La transition est difficile pour le garçon, qui peine à se faire à ce nouvel environnement. Son père, chanteur de ghospel, l'emmène alors avec lui à l'église. Le jeune Montero se plonge avec passion dans la musique, mais souffre de certains enseignements qui y sont faits. Alors qu'il explore son homosexualité, il ressent également une honte qui le ronge et qui le poussera, à 16 ans, à envisager de se donner la mort.
Ce vécu douloureux, il en donne quelques indices dans l'émission américaine The Shop. Nous sommes en 2019 et Lil Nas X, alors sur le toit du monde avec le succès d'Old Town Road, vient de faire son coming out gay à une date symbolique : le dernier jour du mois des Fiertés. Sur le plateau, le comédien Kevin Hart, dont les sorties homophobes ont déjà suscité un tollé, prétend ne pas comprendre l'urgence qu'a eu le rappeur à parler ouvertement de sa sexualité. L'échange est bref, mais révélateur d'une mentalité oppressante.
L'émission commence par le co-créateur du show, Paul Rivera, qui lance que dans la foulée de son succès, Lil Nas X "a senti qu'il était important de faire une annonce récemment (son coming out, ndlr)". Kevin Hart l'interrompt bruyamment : "Il a dit qu'il était gay ! Et alors ?" Les autres invités lui font écho. "Il ne s'agit pas de savoir qui s'en soucie. C'est justement ma question", poursuit Paul Rivera. "Pourquoi a-t-il senti qu'il était nécessaire de faire son coming out ?"
Lil Nas X réussit à répondre calmement, expliquant qu'il ne s'est pas senti "forcé", mais a plutôt choisi d'affirmer son orientation sexuelle en opposition à l'éducation qu'il a pu recevoir. Il l'affirme : il a été "élevé pour détester [tout ça]". Kevin Hart intervient encore, visiblement choqué ou seulement incapable de se taire et d'écouter : "Détester quoi ? Pourquoi ?"
Le rappeur réplique : "L'homosexualité, les gays. Allez, si t'es vraiment des quartiers, tu sais", sous-entendu "tu connais l'homophobie qui peut y régner". Il confie que de prendre la parole "alors qu'il est au sommet" permet d'éviter qu'on l'accuse de s'exprimer uniquement pour "attirer l'attention" sur lui. "On sait que c'est pour de vrai, et ça montre que ça n'a pas vraiment d'importance, je suppose."
En faire un sujet pour qu'en fin de compte, ça n'en soit plus un. Que chacun·e vive sa "vérité" sans devoir passer par des salves d'insultes, de critiques, de regards discriminants. Un moyen pour Lil Nas X d'ouvrir la voie, finalement. De s'émanciper lui-même et surtout, d'agir pour les autres.
"Un phare pour les ados dans le placard et cherchent à mieux être acceptés", signait notamment le journaliste Rob LeDonne sur MTV quelques heures après ce qu'il considère comme une déclaration mémorable. "Du jour au lendemain, les adolescents homosexuels - et les Noirs en particulier - ont soudain un rôle-modèle en la personne de Lil Nas X".
Lui, comme de nombreux·se·s autres concerné·e·s, jugent encore aujourd'hui sa présence révolutionnaire et essentielle.
"Je n'aurais pas pu imaginer, il y a 20 ans, qu'un homme noir ouvertement gay puisse être un artiste numéro un en Amérique", déclare ainsi au Washington Post Kevin Powell, journaliste musical et activiste de longue date, qui travaille sur un documentaire sur la virilité noire. "Il donne du pouvoir à beaucoup de lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres invisibles, juste par le fait qu'il est qui il est". Une authenticité qu'il sait véhiculer comme personne.
Car Lil Nas X n'est pas qu'un artiste talentueux à l'imaginaire fertile et jouissif, il est aussi un pro du marketing. Il manie les réseaux sociaux comme personne et y dissémine des messages qui impactent par-delà l'écran. Comme lorsque, face aux commentaires homophobes du rappeur DaBaby, il s'est seulement fendu d'un tweet incisif. Qu'il repartage avec tendresse les tatouages hommages de ses fans. Ou qu'il tacle la façon dont ses auditeurs cis-hétéros semblent avoir besoin de préciser qu'ils ne sont pas gays quand ils admettent aimer son album.
Niveau mode aussi, il a le goût de la mise en scène. Il n'y a qu'à voir sa tenue Versace en trois étapes flamboyantes, effeuillée marche après marche lors du Met Gala, pour s'en persuader. Ou sa traîne violette et épaules dénudées aux Video Music Awards, dont il est reparti avec 6 trophées.
Alfred Martin, professeur de communication à l'Université de l'Iowa qui mène des recherches sur les études des médias noirs et queers, rappelle toutefois une réalité indispensable : son impact dans l'industrie musicale est possible grâce au chemin entamé par ses semblables avant lui.
"Lil Nas X est absolument important, mais il se bâtit aussi sur l'histoire d'autres artistes noirs, queers et queer-adjacents qui ont marché pour qu'il puisse courir", précise-t-il auprès de la BBC. Ce que l'intéressé reconnaît volontiers : il a d'ailleurs remercié Frank Ocean et Tyler, the Creator d'avoir challengé les normes de genre (le premier en écrivant un morceau sur son amour pour un homme, le deuxième en s'affichant en perruque et robe pendant ses concerts), et de lui avoir permis d'être là où il est.
Reste à se demander : et après ? Le milieu laissera-t-il réellement la place à davantage de talents noirs, et ouvertement LGBTQIA+ maintenant que Lil Nas X mène la danse et pulvérise les carcans ? A en croire l'universitaire, si l'effet ne sera peut-être pas immédiat, son succès encouragera en tout cas des changements faits pour durer.
"Ce n'est que très récemment que l'homosexualité noire est devenue vraiment lisible comme autre chose qu'une punchline", conclut-il. "Il y a beaucoup de travail, de choses à défaire. Et Lil Nas X pourrait être une partie de cette déconstruction."
En attendant, onze de ses sons les plus récents squattent confortablement le top 100.
Montero, de Lil Nas X, disponible sur toutes les plateformes d'écoute.