Quand elle était petite, Madina Guissé dévorait Le Petit Nicolas, Tintin, Les Petites Filles modèles. Et cela ne lui posait pas de problème. Car pour la fillette d'origine sénégalaise, ces héros très blancs étaient la "norme". Pas le choix.
C'est en repensant à cette fillette noire qui a grandi sans héros qui lui ressemblaient que l'ancienne chargée de communication s'est lancée dans l'écriture de livres pour enfants et a créé son héroïne afro à laquelle tous les enfants peuvent s'identifier, l'irrésistible Neïba Je-sais-tout (ou presque). Un personnage fonceur, drôle et volubile, à l'image de la jeune autrice de 33 ans qui ponctue son phrasé de mitraillette d'éclats de rire.
Si elle écrit avant tout "pour tout le monde", Madina est bien décidée à faire bouger les choses. Car le milieu de la littérature jeunesse pâtit d'un manque de diversité saisissant. Aucun chiffre n'existe en France, "les statistiques ethniques étant 'contrôlées'", comme le souligne Diariatou Kébé, autrice de Maman noire et invisible et présidente de l'association Diveka interrogée par Slate. Mais aux Etats-Unis, pourtant plus en avance sur le sujet, les personnages blancs représentent encore 73,3% des protagonistes de littérature pour enfants (contre 7,6% de héros noirs). Au Royaume-Uni, seuls 4 % des livres jeunesse publiés en 2017 dépeignaient des héros racisés.
Pourtant, la demande est là et elle est forte. Comme un million de papillons noirs de Laura Nsafou fait un carton (plus de 6 000 exemplaires vendus) et le tome 1 des aventures de Neïba Je-sais-tout (ou presque) s'est écoulé à plus de 2 000 exemplaires (contre 500 exemplaires en moyenne pour un premier livre).
De fait, comment injecter plus de couleurs dans les pages des livres pour bambins ? Quels sont les freins qui perdurent dans le milieu très fermé de l'édition ? Madina Guissé nous fait partager son expérience, entre espoir et exaspération.
Je lisais beaucoup de livres avec des personnages récurrents, du style Le Petit Nicolas, beaucoup de Tintin, Les malheurs de Sophie, les Petites filles modèles, Boule et Bill. Des personnages très sympathiques, mais... très blancs. Parce qu'il n'y avait pas autre chose à l'époque.
C'est étrange en fait... D'un côté, c'est "normal" parce que c'est ce que l'on voit. Et c'est ce qu'on ne voit pas qui devient étrange. Je sais que quand j'ai regardé pour la première fois la série avec Will Smith, Le prince de Bel air, vers 9 ans, je me suis dit : "Wow, c'est trop bien d'avoir des personnages noirs !". Ça me parlait énormément. Plus on grandit, plus on se rend compte que cela pose un problème.
Quand j'étais petite, je ne faisais pas attention. Pour moi, c'était "comme ça". Je n'ai pas eu de problème avec ce qu'on m'a inculqué à l'école. C'est vers 18-20 ans que je me suis posée des questions sur les codes que l'on m'avait transmis. Quand on est racisé et qu'on fait partie d'une minorité, on intègre des choses qui posent beaucoup de questions en terme d'identification.
C'était il y a deux ans. J'étais chargée de com dans l'événementiel et un super job chez Danone m'est passé sous le nez. Je me suis dit que je mettais beaucoup d'énergie à vouloir ouvrir des portes qui voulaient rester fermer. Du coup, j'ai voulu transposer cette énergie et construire ma propre porte.
Et d'un coup, je me suis dit, pourquoi ne pas écrire des histoires ? Je me suis rappelée de la petite fille noire que j'étais et qui a grandi sans héros qui lui ressemblaient. J'ai pas mal de neveux et nièces qui rencontrent les mêmes problématiques : il n'y a pas de héros noirs. Et ça me désespère. On a des codes occidentaux, mais on a une couleur de peau et une inspiration qui nous viennent d'Afrique. Et il n'y a rien pour nous. En janvier 2017, j'écrivais la première version du manuscrit de Neïba.
Non, car je me suis posée la question entre l'édition et l'auto-édition. Et j'avais envie d'entreprendre. Et le milieu de l'édition est terriblement injuste : c'est quand même un monde où on rémunère un auteur 40 centimes pour un livre qui coûte 87 euros ! Je me suis donc auto-éditée. En revanche, une fois que c'est fait, il y a tout à faire : il n'y a pas de circuits de distribution, pas de communication. Il faut tout faire soi-même. Pour le tome 2 de Neïba, je voulais être plus présente en librairie et là, on m'a beaucoup beaucoup ri au nez.
Je me suis tirée deux balles dans le pied : j'ai créé un héros noir, ce qui n'est pas courant et je me suis auto-éditée. Je ne comprends pas pourquoi cela prend autant de temps à évoluer : quand on voit le succès de Black Panther au cinéma, quand on voit le succès de Comme un million de papillons noirs de Laura Nsafou, je ne comprends pas que les éditeurs soient aussi frileux.
Bien sûr ! Je regardais Frédéric Beigbeder, qui travaille dans le milieu de l'édition, chez Mouloud Achour qui disait que les choses commençaient à changer au niveau de la représentation des auteurs noirs en citant Fatou Diome, Léonora Miano... Que des autrices noires nées en Afrique ! Qu'en est-il des Afro-descendants ? On est là et on ne nous voit pas. La lumière n'est jamais faite sur nous. C'est compliqué pour les Afro-descendants d'exister en France. Quand je fais des salons, les gens viennent direct : pas pour ma plume, pour les illustrations et parce qu'il y a un véritable besoin !
Je pense que la réponse, elle est dans le temps : il ne faut rien lâcher. Il faut croire aux petits pas. Perso, je vais essayer de me créer un réseau de distribution, parce qu'en dépit des chiffres de vente que je leur apporte, les réseaux me ferment la porte au nez. Et puis pour mon prochain manuscrit, je choisirais bien ma maison d'édition. Avec Laura Nsafou, on s'échange des conseils. Nous sommes deux femmes afro-descendantes qui avons envie de changer les choses.
C'est un objectif, oui. En 2019, j'attaquerai un roman féminin. Parce que là encore, il y a un souci : je suis une jeune femme noire de confession musulmane et je ne vois pas d'histoires nous concernant. Déjà, quand on voit de musulmans à la télé, on les voit rarement dans des histoires d'amour et ils sont rarement noirs. On essaie de nous figer alors que nous sommes protéiformes. Ça ne marche pas d'essayer de nous mettre dans des cases, parce que nous sommes pluriels.
Comme un million de papillons noirs de Laura Nsafou, bien sûr.
Contact de Malorie Blackman avec un petit garçon noir qui se passe dans le futur et que mes neveux ont adoré. Ce héros, c'est un peu comme Neïba : il est noir, mais il ne se pose pas la question de sa couleur de peau. Neïba, c'est une petite fille de 9 ans qui vit sa vie. Ce n'est pas qu'elle nie sa couleur de peau, c'est juste que ce n'est pas le sujet. Quand on est petit, on n'a pas envie d'entendre parler du racisme.
Et puis un livre avec un garçon qui n'est pas noir du tout, c'est Colin de l'espace de Tim Collins Si Neïba avait un cousin, ce serait lui ! C'est très drôle et bien écrit.
Neïba je-sais-tout de Madina Guissé
Tu sais garder un secret (tome 1)
Un portable dans le cartable (tome 2)
Distributeur : Publishroom