La place de la République est devenue progressivement violette. La vague qui a déferlé dans les rues de Paris ce samedi 19 novembre était pourpre, joyeuse, mais aussi déterminée. Car c'est une même colère qui se déclinait sur les pancartes, les slogans, les badges et les chants de ce rendez-vous féministe annuel initié par le collectif #NousToutes. Au coeur des revendications de la marche cette année, une mesure forte face aux failles des pouvoirs publics : l'adoption d'une loi-cadre contre toutes violences sexistes et sexuelles. Un texte législatif établissant les lignes directrices de la lutte contre les violences de genre alors qu'Emmanuel Macron, après un premier mandat jugé insatisfaisant ("700 femmes assassinées sous sa présidence", épingle notamment le collectif féministe), a choisi de faire de l'égalité femmes-hommes la grande cause du quinquennat pour la deuxième fois consécutive.
Parmi la quinzaine de propositions, #NousToutes demande de consacrer chaque année 0,1% du PIB de la France à la lutte contre les violences de genre (soit 2 milliards d'euros), une aide pour la "mise en sûreté" des femmes victimes ou encore la création de brigades et de juridictions spécialisées et formées en matière de violences sexistes et sexuelles.
Pour ce cru 2022, des associations queer, handi et racisées ont pris la tête de l'immense cortège parisien, "au vu des attaques racistes et transphobes véhémentes", a souligné #NousToutes qui a souhaité placer l'intersectionnalité au centre de la mobilisation. Une évolution inclusive bienvenue, comme le souligne Céline Extenso, membre du collectif handi-féministe Les Dévalideuses.
"On avait créé le collectif Les Dévalideuses après la toute première marche #NousToutes, marquée par l'invisibilisation des femmes handicapées, qui sont pourtant 5 à 6 fois plus souvent victimes de violences sexistes et sexuelles que les femmes valides. Quatre ans plus tard, nous avons une bonne place pour porter cette parole que l'on entend trop peu dans les féminismes", se réjouit la militante, qui appelle à "réfléchir le handicap non comme un problème individuel, mais un sujet politique."
Même sentiment du côté de l'asso de santé communautaire trans et féministe. Acceptess-T. "La marche de 2021 était tombée le même jour que la Journée du souvenir trans (Transgender Day of Remembrance ou "TDoR" en anglais- Ndlr) sans que cela n'ait été discuté auparavant", explique la militante Maud Royer. "Mais cette année, #Noustoutes a davantage travaillé avec nous, notamment sur la question du décompte des féminicides (les féminicides commis hors du couple ont été inclus au décompte, "qu'ils concernent les femmes cisgenres ou transgenre"- ndlr). Alors qu'on a assisté à une offensive transphobe réactionnaire sans précédent ces derniers temps, il est d'autant plus important que l'on ait ce front féministe commun où les femmes trans ont toute leur place."
Alors que la marche s'étire jusqu'à la place de la Bastille, l'influenceuse et athlète handisport Veronika Tornade, habillée en Wonder Woman, applaudit. Venue de La Rochelle pour participer à l'événement pour la première fois, elle a souhaité "montrer que c'est une manifestation inclusive et que tout le monde est bienvenue".
Koulou Haidar, membre fondatrice du collectif des femmes engagées comoriennes de France Nari Zambe, est quant à elle arrivée de Marseille. La voix serrée, elle cingle : "Etre une femme est dangereux, en France comme aux Comores, mon pays d'origine. Ce n'est pas aux victimes d'avoir honte ou d'avoir peur. Ce n'est pas normal que l'on ait peur." L'une de ses amies la prend dans ses bras.
A quelques mètres, la foule vibre au son des voix familières d'Adèle Haenel et Nadège Beausson-Diagne. Les deux actrices engagées, perchées sur l'un des camions, lancent des appels à la mobilisation sororale, le point levé : "Continuons à nous battre contre toutes les oppressions. Personne ne sera libre tant que tout le monde ne le sera pas !"
Pédalant sur son tricycle malicieusement customisé à l'effigie de l'iconique Frida Kahlo ("féministe, révolutionnaire et handicapée"), l'artiste Mathilde François profite de la curiosité que suscite son moyen de locomotion pour distiller son ras-le-bol. "Je suis handicapée depuis trois ans, j'ai des douleurs atroces causées par l'endométriose", explique-t-elle. "Le mot d'ordre de l'asso Les Dévalideuses est très puissant : 'Les femmes handicapées sont assez femmes pour être violées, mais trop handicapées pour être crues'. On nous gère, on nous stocke, on nous objectifie, on est encombrantes. Sauf qu'on est là !"
Plus loin, derrière sa banderole, la jeune Iranienne Leily énumère les noms des femmes tuées depuis le début du soulèvement qui a embrasé son pays. "C'est une marche particulière cette année. Cela fait 62 jours que la révolution féministe a commencé en Iran dans toutes les villes du pays après la mort de la jeune Kurde Mahsa Amini. Nous sommes ici pour porter nos voix et celles qui n'en ont pas", rappelle-t-elle, émue.
Petula, elle, est venue avec son mari et leur petite Imane, 3 ans, tranquillement installée dans sa poussette. "Cela me paraissait indispensable de venir avec elle. On commence très doucement à aborder tous ces sujets autour du féminisme et des violences. C'est important qu'elle s'imprègne des luttes féministes".
Au moment où le cortège atteint la place de la Nation, le chiffre de la mobilisation tombe : 80 000 personnes à Paris selon l'organisation. "Il y avait énormément de monde, plus que l'an dernier. Les gens sont extrêmement en colère", résume Célia Lévy, porte-parole de #NousToutes. "Mais malgré cette mobilisation, les violences sexistes et sexuelles perdurent et sont massives. La parole s'est libérée depuis longtemps, mais notre arsenal policier et judiciaire n'est pas à la hauteur", assène-t-elle.
Alors que ce vendredi 18 novembre a été marqué par l'annonce du 122e féminicide de l'année, la militante tacle l'absence de réaction du gouvernement. "Ces meurtres sont une forme de terrorisme patriarcal et tout le monde se fout de toutes ces femmes qui meurent... Nous allons continuer à nous battre comme on le fait tous les jours. Ce combat est immense."