"La force critique d'un concept se mesure à la panique qu'il suscite", signent en guise d'introduction de Pour l'intersectionnalité (ed. Anamosa), les sociologues Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz. La première est professeure en études de genre à l'Université de Lausanne, la deuxième, chargée de recherches au CNRS.
Ensemble, elles s'attaquent à une expression particulièrement critiquée hors des milieux qui la prônent (on se souvient des discours contre les réunions en non-mixité proposées par l'UNEF, ou des propos de la ministre de l'Enseignement supérieur Frédéric Vidal qui affirmait que "l'islamo-gauchisme gangrène la société", promettant une enquête au sein de l'université). Dans leur ouvrage, les deux autrices visent à définir et rappeler l'histoire de l'intersectionnalité, mais aussi identifier ce qui dérange ses détracteurs et détractrices, et insister sur l'importance de l'intersectionnalité pour "construire les causes communes dont nous voulons à l'avenir".
Un mini-livre adapté d'un article originellement publié dans la revue Mouvements en février 2019, qui se dévore d'une traite, apporte un décryptage académique pointu, mais aussi connaissances et arguments puissants à avancer en toute occasion. On vous en liste quatre.
"Le concept d'intersectionnalité a été élaboré il y a plus de trois décennies par des théoriciennes féministes racisées pour désigner et appréhender les processus d'imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir - en particulier la classe, la race le genre", informent les deux autrices.
Le but : poser des mots pour étudier, puis adresser des fléaux propres à celles et ceux qui se trouvent à l'intersection de différentes discriminations. De quoi donner "à voir et à comprendre des expériences de marginalisation et d'oppression".
De nombreuses féministes se retrouvent dans ces expériences, quand d'autres entament un cheminement de déconstruction de pensée et d'acquis nécessaire. Elles adoptent alors les principe du féminisme intersectionnel. Seulement, dans les rangs militants comme ailleurs, persistent aujourd'hui encore quelques coriaces résistances réactionnaires.
A ce sujet, Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz épinglent sans détour : "Disons-le simplement : celles et ceux qui s'opposent au concept d'intersectionnalité n'y connaissent pas grand-chose." Et il n'y a qu'à voir les arguments utilisés par les chercheur·e·s, politiques et personnalités publiques qui tombent dans cette case pour s'en convaincre.
"L'intersectionnalité est accusée de promouvoir une vision communautariste du monde, réifiée et rigide des rapports sociaux", soulignent les deux chercheuses. Elle ne prendrait en compte "'que' la race, le genre et la classe alors qu'il faudrait en réalité prendre en compte de nombreux autres rapports sociaux". Arguments que les autrices qualifient de "méconnaissance complète de ce champ de recherche", rappelant notamment que les travaux intersectionnels intègrent aussi "la catégorie de sexualité, la religion, le handicap, l'âge ou encore le statut administratif".
Elles précisent : "Notre désaccord ne porte bien évidemment pas sur le fait de critiquer la notion d'intersectionnalité". Et d'ajouter avec justesse : "En revanche, ce que nous trouvons problématique et préjudiciable à un vrai débat intellectuel, c'est de présenter comme plus soucieuse d'égalité une posture de surplomb qui tente de rendre légitime une politique d'ignorance des privilèges de celui qui l'énonce et, dans le même temps, rend invisibles les expériences minoritaires dans leur pluralité et leur complexité". A bon entendeur.
C'est l'un des arguments que l'on nous sert fréquemment lorsque l'on épingle en France des inégalités similaires aux Etats-Unis, inégalités analysées depuis plus longtemps et probablement plus ouvertement là-bas qu'ici. Un moyen pour les opposants aux travaux portant justement sur ces sujets de, bien souvent, nier leur responsabilité et déligitimer la pertinence de telles recherches et critiques. Typiquement : la mobilisation contre les violences policières qui a pris une nouvelle ampleur en mai 2020 de part et d'autre de l'Atlantique, après le meurtre de George Floyd.
Les sociologues rappellent en outre à qui voudraient invalider ces discussions que les notions de racialisation notamment viennent de Frantz Fannon, auteur français, puis ont par la suite été traduites et exportées par des sociologues anglophones.
Ce qu'Éléanore Lépinard et Sarah Mazouz concluent à propos de l'université peut être appliqué à la société dans son ensemble. "Les attaques contre l'intersectionnalité mettent en lumière l'urgence qu'il y a diversifier encore plus l'université et à la décoloniser." Il ne s'agit ainsi pas de "mettre à bas les Lumières et leur héritage, mais bien à éclairer leur part d'ombre".
Et d'énumérer : "Il s'agit d'historiciser et de contextualiser les apports du XVIIIe siècle européen pour montrer par exemple comment ils ont pu entretenir des liens avec l'esclavage et la déshumanisation des Noirs, avec l'exclusion des femmes des droits libéraux et avec l'oppression coloniale et, ainsi, ne sont pas parvenus à imposer un modèle politique complètement égalitaire et réellement inclusif".
A la place de l'universalisme abstrait derrière lequel se cachent bien des voix, elles proposent l'universalisme concret. Pour, enfin, "penser aux privilèges dont chacun·e bénéficie", "reconnaître ses points aveugles", et "construire du commun sans avoir à passer par une abstraction des différences". Indispensable.