La tendance a émergé en 2011. A l'époque, Alexander Rhodes, un développeur web originaire de Pittsburgh, avance l'idée - appuyée par une petite étude scientifique - que s'abstenir de se masturber provoquerait une montée de testostérone, qui elle-même engrangerait de plus grandes capacités cérébrales voire même des super-pouvoirs, allant d'une énergie et une confiance en soi boostées, à la guérison de l'anxiété sociale. Disséminée sur le site communautaire Reddit, la théorie s'est rapidement transformée en précepte de vie suivi désormais par un bon paquet d'adeptes : le NoFap. 450 000 personnes ont ainsi prêté serment au mouvement via ce biais, promettant de ne pas se masturber pour atteindre ce soi-disant état physique et psychique que Rhodes vantait.
Parmi ces auto-proclamé·es "FapStronautes", 5 % de femmes. Un petit nombre, certes, mais non négligeable quand on considère que le message est, à l'origine, purement destiné aux possesseurs de pénis et de sperme. Et surtout, un chiffre croissant.
Lorsqu'on se rend sur le site dont la page d'accueil assure qu'il est "fondé sur la science, laïc et sexo-positif", on tombe rapidement sur plusieurs pages de forums créées pour les internautes féminines par les modérateur·trices - dans un effort de rendre les lieux plus inclusifs. Et ça semble marcher. Le Guardian rapporte d'ailleurs l'existence de plusieurs vidéos de jeunes femmes sur YouTube qui témoignent des changements drastiques qui ont eu lieu après leur adhésion au mouvement. Mais si ce n'est pas une montée de testostérone, que motive les femmes à se priver de leur plaisir personnel ?
S'il y a bien un sujet sur lequel le mouvement NoFap insiste, c'est le ban des vidéos pornos. Dans sa bio Twitter, la communauté se décrit ainsi comme "programme de santé sexuelle, site web, forum de soutien et application pour aider les gens à surmonter leur addiction à la pornographie". Pour Alana, 29 ans, youtubeuses et fervente FapStronaute, "le plus gros problème [avec la masturbation], c'est le porno", affirme-t-elle au média britannique. "Le porno est l'endroit où les gens vont pour apprendre à avoir des rapports sexuels, et la plupart du temps, l'approche du sexe dans le porno est construite autour du plaisir de l'homme. Même en tant que femme hétérosexuelle, le porno m'a fait sexualiser et objectiver les femmes... J'ai aussi commencé à me considérer comme un objet sexuel, et à me convaincre que ma valeur venait de mon sex-appeal."
Arrêter de se faire du bien reviendrait donc à lever le pied sur le X, et par conséquent à ne plus consommer d'images qu'elle considère dégradantes pour le corps des femmes, ni à véhiculer des concepts sexistes. Ça se tient.
Mais la masturbation ne nécessite pas forcément de lancer xHamster, PornHub ou YouPorn pour réussir à jouir seule. Ou si c'est le cas, c'est qu'il y a peut-être une addiction plus ancrée dans les habitudes de ces jeunes femmes. Pour Stacy Sprout, thérapeute spécialiste de l'addiction sexuelle, le phénomène est en réalité "un nouveau mouvement populaire où les gens cherchent à récupérer leur corps séparément de la pornographie. Si une femme n'a appris à se faire plaisir qu'à travers la pornographie à haute stimulation et qu'ensuite elle ne fait que réagir les autres, elle ne se connaîtra probablement pas très bien sexuellement." Et particulièrement à une ère digitale où l'on est facilement exposé·e à des contenus sexuels violents.
Là où la contradiction frappe de plein fouet avec l'engagement de ces adeptes féminines, c'est en réalisant que le mouvement possède également un parterre de motivations sexistes et misogynes. "La focalisation du mouvement sur la testostérone idéalise les traits masculins de manière inhérente, et l'affirmation souvent citée selon laquelle le NoFap rend les hommes plus attirants pour le sexe opposé fait des femmes des objets et les considère comme le 'prix' dans le jeu de qui peut tenir le coup le plus longtemps", écrit le Guardian. Sur les forums dédiés au No Nut November, un défi en apparence inoffensif qui implique de ne pas se masturber pendant le mois de novembre et inspiré du No Fap, on repère également de nombreuses insultes envers les femmes. "Nous devons mener la bataille contre les thots [argot pour'salopes']", disent plusieurs messages postés sur une page Reddit dédiée. "RESTEZ AVEC MOI ET REFUSEZ-VOUS AUX THOTS DE CE MONDE MORTEL".
Dans ce cas, la pornographie n'est pas évitée à cause des dommages qu'elle peut créer sur la représentation objectifiée de la femme et de son corps - ni celle d'une sexualité fantasmée incompatible avec le réel - mais clairement ciblée comme source de quasi péché, où les femmes sont caractérisées de "tentatrices" ou de raison de l'échec des "concurrents" au challenge. En novembre 2018, le site de streaming xHamster rapportait aussi avoir reçu plusieurs menaces de mort sous la forme d'imagerie "inquiétante" (ils avancent d'ailleurs que le mouvement NoFap aurait "ses racines dans les blogs anti-homosexuels, anti-femmes et antisémites"). Et tentait de promouvoir le "YesFap", afin de sensibiliser aux bienfaits des plaisirs solitaires.
C'est forcément meilleur pour leurs affaires, mais potentiellement pour notre santé aussi.
Kristel, autre youtubeuse figure du NoFap, raconte au fil d'une vidéo comment la "coutume" a influencé en bien sa vision d'elle-même - et celle que les hommes ont d'elle. C'est simple, depuis qu'elle a arrêté de se caresser, sa peau est devenue plus lisse (photos à l'appui) et sa confiance en soi a explosé. "J'ai lutté contre l'acné et j'avais des problèmes avec mon corps", explique-t-elle en évoquant sa vie avant de prendre cette décision. "Je pense que j'ai [maintenant] l'air mieux et je pense aussi de manière plus positive... On m'a même dit à quel point j'étais plus attirante." Elle met également sur le compte de cette privation une plus grande "motivation, détermination et davantage de discipline". Un changement caractéristique qui, s'il est apparemment bénéfique pour elle, peut aussi laisser entrevoir un message à risque et complètement contredit par la science : que la masturbation serait nocive à la santé mentale.
"Bien qu'il n'y ait rien de mal à s'abstenir, si c'est le tripe de quelqu'un, il y a beaucoup de problèmes à présenter la masturbation comme intrinsèquement nuisible - surtout parce qu'elle ne l'est pas", annonce l'autrice, blogueuse et podcasteuse sexo Girl on the Net au site New Statesman. "Il a été prouvé à maintes reprises que la masturbation a de multiples bienfaits pour votre santé mentale et physique." Dans un papier pour MindBodyGreen, la Dre Susan M. Block, sexologue, assure d'ailleurs que la pratique a un impact positif sur notre état physique, mental et émotionnel.
Finalement, comme l'avance la sexologue Stacy Sprout, si l'expérience était entreprise de façon saine, comme un test de ses propres limites, elle n'en serait pas plus néfaste qu'un des énièmes défis anodins qui courent sur la Toile. Mais ce qui en résulte à la lecture des témoignages, c'est que pour certaines personnes, cette décision révélerait davantage un malaise profond qu'une simple envie de se prêter au jeu. Et semble traduire un manque notoire d'interlocuteurs et interlocutrices qualifié·es qui pourraient les entendre sans qu'elles aient recours à un mouvement aux extrémités dangereuses et misogynes.