Nommez de tête deux mathématiciens étudiés à l'école. Facile ? Tentez maintenant l'exercice avec deux mathématiciennes. Plus compliqué*. A part Marie Curie, quand on parle de scientifiques au féminin, les idées se font courtes si on n'évolue pas dans le milieu. Et pour cause, l'absence de parité et l'invisibilisation des femmes y ont la dent dure.
En 2017, à l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, aucune fille n'a intégré la promo de maths sur concours MPI (maths, physique, informatique). L'année d'avant, seulement quatre pour une quarantaine d'étudiants garçons.
Certain·es diront que c'est par faute de résultats satisfaisants, d'autres savent que c'est un problème plus complexe que ça, qui vient des cycles scolaires antérieurs où les devants sont difficiles à prendre.
En maternelle déjà, les instituteur·rices ont tendance à passer plus de temps à expliquer les maths aux petits garçons qu'aux petites filles. Au collège, les professeurs déplorent le manque d'intérêt de leurs élèves féminines pour les chiffres - souvent sans oeuvrer pour que cela change. Et au lycée, les premières et les terminales ne visent pas, la plupart du temps, les prépas les plus prestigieuses parce qu'elles ne se pensent pas capables d'y être acceptées.
"Tout le monde se renvoie la balle mais il faut bien commencer quelque part", explique Matthieu Lequesne, ancien élève de Polytechnique et membre actif au sein d'Animath, une association vingtenaire qui promeut la discipline dans le cycle secondaire.
Avec Eva Philippe et Cécile Gachet, il fut l'un des premier·ères étudiant·es à organiser les Rendez-vous des Jeunes Mathématiciennes. Une rencontre lancée il y a deux ans par Martin Andler, vice-président d'Animath et Véronique Chauveau, vice-présidente de Femmes et Mathématiques, qui rassemble une vingtaine de jeunes filles passionnées de maths pour deux ou trois jours de conférences, d'exercices et surtout, de déconstruction des clichés. "On veut agir à tous les niveaux", affirme-t-il.
Les RJM s'adressent à celles qui aimeraient approfondir le programme qu'elles suivent déjà au lycée, comme l'indique le site, et qui se posent des questions sur les études scientifiques en général. Les options qui s'offrent à elles et où ça peut les mener.
L'événement a lieu à la fin du premier trimestre scolaire, car c'est à ce moment-là que les choix se font pour l'orientation post-bac. Et il est nécessaire de convaincre les participantes qu'elles ont toutes leurs chances d'intégrer un établissement prestigieux si elles le souhaitent.
"Quand une fille est bonne au lycée, on lui dit qu'elle est travailleuse. Quand un garçon est bon, on lui dit qu'il est doué", poursuit Matthieu. Et la nuance est cruciale : "La fille va interpréter cela en se disant que sa réussite est uniquement due à son travail, et croira moins en son potentiel d'être admise dans une très bonne prépa, où la charge de boulot est encore plus intense. Le garçon, lui, se dira qu'il n'a rien à perdre, puisqu'il est 'doué', et que ça n'a rien à voir avec le travail fourni. Il tentera, elle pas forcément."
Eva et Cécile, les deux normaliennes qui ont porté le projet, divergent sur le sujet. Eva, par exemple, n'a jamais eu affaire à des réflexions sexistes, ni à un conditionnement par rapport à son sexe : "On ne m'a jamais fait comprendre de quelque manière que ce soit que je ne pouvais pas car je suis une fille. En primaire, c'était même le cliché inverse. Ensuite, j'ai toujours eu la chance d'être dans des classes avec une grosse proportion de filles".
Cécile quant à elle, avoue qu'en prépa, être en minorité pouvait l'intimider : "C'est bizarre, tu as un peu l'impression que dès que tu fais une bêtise, les gens vont dire que les filles sont bêtes, que le prof va se dire que tu poses une question débile car tu es une fille".
Quand elles entrent en maths à l'ENS, en 2016, elles sont seulement sept filles dans leur promo, et prennent pleinement conscience du problème - même si Cécile affirme qu'elle n'y a jamais expérimenté "d'actes sexistes, tout est même en écriture inclusive". Deux ans plus tard, elles organisent la première session des RJM à Paris.
Depuis, leur volonté est de combattre cette intimidation, en créant des liens entre les jeunes mathématiciennes pour qu'elles se retrouvent plus tard (aux TFJM notamment, le Tournoi français des jeunes mathématicien·nes, organisé par Animath), qu'elles s'entraident, ou qu'elles se motivent pour postuler ensemble dans des établissements prestigieux.
La première année, une seule session a eu lieu, dans les locaux de l'ENS, rue d'Ulm. L'année dernière, les RJM s'étendaient à quatre villes dont trois de provinces et au mois d'octobre passé, huit rendez-vous ont été organisés partout en France. Cette évolution s'est faite grâce au bénévolat d'étudiant·es ou de jeunes diplômé·es sur place, et à l'équipe d'Animath qui a créé un document type sur lequel ils ont pu facilement s'appuyer.
Pour finir, Eva Philippe et Cécile Gachet souhaitent insister sur un point : ces rendez-vous non-mixtes n'ont pas pour but de séparer les filles des garçons dans le monde des sciences, mais plutôt de leur "prouver qu'elles y ont leur place", explique Eva, afin qu'elles l'intègrent ensuite.
Une façon d'échanger sur leur futur sans compétition, pour l'appréhender au mieux, et de combler l'absence de parité notoire qui règne dans ce milieu de la meilleure façon : en méritant d'en faire partie.
*Réponse au test : Emmy Noether, mathématicienne allemande spécialiste d'algèbre abstraite ; Ada Lovelace, pionnière britannique de la science informatique ; Sofia Kovaleskaia, mathématicienne russe ; Svetlana Katok, mathématicienne russo-américaine...