On est nombreuses à avoir laissé tomber le soutif pendant les longues semaines d'isolement qu'impliquait la quarantaine. Par confort, mais aussi par opposition aux injonctions, qui voudraient qu'une femme se couvre absolument les seins - hyper-sexualisés par la société - et que ceux-ci correspondent à des standards de beauté toujours conformes au sacro-saint male gaze : ronds comme des pommes et hauts (quasi) sous le menton.
A l'époque, abandonner ce bout de sous-vêtement aux armatures parfois intrusives et douloureuses nous est apparu comme une évidence : on ne sortait pas de chez nous, il n'y avait donc pas de raison à ce qu'on emprisonne une partie de notre corps. Et puis, on y a pris goût. On s'est aussi rendu compte que le regard des autres conditionnait pas mal notre réflexe de porter un soutien-gorge. On voulait s'en affranchir.
Alors, une fois de retour à une vie plus ordinaire, on a continué notre nouvelle routine libérée. Une décision à mi-chemin entre bien-être, esthétique et politique, inspirée d'un mouvement déjà bien implanté dans les milieux féministes internationaux. Et apparemment, la "tendance" a fait du chemin dans beaucoup d'esprits.
C'est en tout cas ce que révèle une étude menée par l'Institut français d'opinion publique (Ifop). Devant l'ampleur du phénomène, l'organisme s'est penché sur les motivations, émancipatrices ou physiques, qui le nourrissent.
Le sondage aborde aussi la terrible réalité du harcèlement de rue, évoqué par une grande partie de celles qui préfèrent garder leurs seins au chaud, comme motif déterminant de leur réticence à passer le pas.
Enquête sur les dessous du "no bra".
Ce sont les moins de 25 ans qui y ont le plus adhéré. 18 % d'entre elles confient même ne jamais porter de soutien-gorge, observe l'Ifop, qui a interrogé 3000 personnes, soit quatre fois plus qu'avant le confinement (4 %) et quasiment autant que pendant la quarantaine (20 % en avril). "Le signe d'un certain ancrage de cette nouvelle pratique chez les jeunes françaises", affirme l'étude.
Pour le reste de la population féminine, si les chiffres sont moins impressionnants (7 % "seulement" des sondées s'adonnent à cette libération de la poitrine), ils restent deux fois supérieurs au début d'année (3 % en février). Grosse progression, donc.
Mais alors, que pousse ces femmes de tous âges à se débarrasser de leurs bonnets ? Une émancipation féministe, certes, mais pas uniquement. Le confort a aussi un (très) grand rôle à jouer dans ce changement d'habitudes (sous-)vestimentaires.
"Leur décision semble d'abord liée à la volonté de se débarrasser de 'l'inconfort procuré par le port du soutien-gorge' (53%), très loin devant des motifs d'ordre sanitaire - comme la prise de conscience de l'impact négatif qu'un soutien-gorge peut avoir sur les seins (24 %) - ou encore de nature esthétique comme la volonté d'afficher une poitrine sans artifice (16 %) et/ou affranchie des normes relatives aux silhouettes féminines (17 %)", note l'Ifop.
Pour les plus jeunes en revanche, leur choix semble beaucoup plus guidé par "le souhait de lutter contre la sexualisation des seins féminins qui impose de les cacher au regard d'autrui". Il s'agit en effet de la troisième raison la plus populaire sur neuf, avec 32 % des participantes de moins de 25 ans qui s'y retrouvent.
Dans les espaces publics, loin de l'intimité du foyer qu'on a rarement quitté pendant le confinement, d'autres paramètres entrent toutefois en compte.
La morphologie, par exemple. Si près d'une femme sur deux confie s'être promenée au moins une fois dans sa vie à l'extérieur de chez elle sans soutien-gorge, cela reste beaucoup plus fréquent chez celles qui possèdent une poitrine de petite taille (57% des femmes ayant un bonnet A, contre 33% des femmes ayant un bonnet E+), ou refaite (78% des femmes ayant des prothèses, contre 46% des femmes ayant des seins "naturels").
De plus, l'institut insiste sur le fait que "la capacité à s'affranchir des injonctions sociales pesant sur cette partie du corps féminin apparaît également plus forte chez les femmes ayant un niveau social et culturel supérieur à la moyenne, se reconnaissant une part d'homosexualité ou une sensibilité féministe mais aussi chez celles qui, résidant dans les grandes agglomérations, souffrent généralement moins du contrôle et du regard des autres."
Un regard malveillant si ce n'est menaçant, que redoutent également de nombreuses interrogées. Ainsi, les moins de 25 ans qui refusent le "no bra" l'expliquent, comme pour le topless, par "la gêne à l'idée que les gens voient leurs tétons" (69 %), "la crainte d'être l'objet d'agression physique ou sexuelle" (57 %) et enfin celle d'attiser le regard concupiscent des hommes (50 %).
Et pour cause, 55 % de cette même démographie témoigne que leur poitrine a déjà fait l'objet de regards harcelants, 40 % de remarques gênantes ou d'insultes sexistes et un quart raconte avoir déjà été victime d'attouchement. L'Ifop rappelle d'ailleurs cette idée terrible partagée par un cinquième des Français : "le fait qu'une femme laisse apparaître ses tétons sous un haut devrait être, pour son agresseur, une circonstance atténuante en cas d'agression sexuelle", qui révèle l'ancrage de la culture du viol dans la société.
Pour François Kraus, directeur du pôle "Genre, sexualités et santé sexuelle" de l'Ifop, le "no bra" n'a rien d'une mode passagère. Au contraire, il incarne plutôt le symbole du "féminisme du quotidien" et le révélateur des limites de la liberté vestimentaire des femmes, "dans une société où l'hyper-sexualisation des poitrines féminines les surexpose encore à des formes de harcèlement".
Un éclairage édifiant, qui prouve encore une fois le long chemin qu'il reste à parcourir.