Société
Pourquoi elles ne veulent plus se déconfiner
Publié le 13 mai 2020 à 19:49
Par Pauline Machado | Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Alors que certain·e·s lançaient déjà les comptes à rebours festifs pour le 11 mai, d'autres redoutaient cette phase hybride. Peur de la maladie, du retour d'une vie à cent à l'heure, d'un "monde d'après" déceptif : on leur a demandé pourquoi le déconfinement ne riment pas, pour elles, avec "liberté".
Peur de déconfinement Peur de déconfinement© Adobe Stock
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Le déconfinement s'amorce peu à peu. Et avec lui, de nouvelles règles qui signent la fin de nos restrictions de déplacement et la possibilité de revoir nos proches (s'ils habitent à moins de 100 kilomètres). Une étape attendue par beaucoup, mais qui pour d'autres (53 % de la population française selon un sondage réalisé par YouGov pour Terrafemina), est vite devenue synonyme d'une anxiété écrasante. De peur de l'extérieur, de ce "nouveau normal" qui n'a rien de certain, qui semble déstabiliser les citoyen·ne·s autant que les politiques. Peu rassurant, on en convient.

Et puis, il y a aussi cette solitude parfois appréciée, qui pousse à prendre soin de soi, et aujourd'hui à vouloir rester plus longtemps dans le confort (inégal) de nos habitations (en France, 64 % de la population est restée confinée dans une maison avec jardin, 24 % dans un appartement avec extérieur et 12 % dans un appartement sans balcon, selon l'Ifop).

Ce phénomène a désormais un nom : le syndrome de la cabane (ou de l'escargot). Soit le fait de s'enfermer pour éviter de se confronter au monde qui nous attend, et qui nous angoisse. On a discuté avec Hélène Romano, psychothérapeute, des raisons de cette phobie d'un nouveau genre, et avec ces Français·e·s qui l'assument pleinement : elles ne veulent pas être déconfinées.

Une situation paradoxale

Pour Hélène Romano, il est d'abord important de rappeler que tout le monde vit les événements différemment, et de mettre fin aux généralités qu'on voit parfois dans les médias. "Il n'y a pas un vécu comparable à l'autre", lance-t-elle. Elle alerte notamment sur les dangers des réseaux sociaux pendant la crise sanitaire. "Il y a eu une surenchère pour réussir le confinement, un besoin de se comparer aux autres." Elle affirme d'ailleurs que l'étape qui suit ne sera pas exempte de cette compétition malsaine. Il fallait que l'on réussisse notre confinement, on devra maintenant réussir notre déconfinement. Et le clamer sur tous les toits, "un peu comme quand on revient de vacances en septembre", intime-t-elle.

L'experte assure aussi que si la phase est redoutée par certain·e·s, c'est en partie à cause du flou de la situation. Elle pointe son "aspect très paradoxal", et souligne l'insécurité qu'il provoque : "On vous dit que vous pouvez sortir, mais que le monde extérieur reste un danger car le coronavirus circule toujours. Cela crée quelque chose de très insécurisant psychiquement, car on ne possède plus de repères."

C'est vrai qu'en mettant le pied dehors en début de semaine, masquée jusqu'au nez et regard vissé au sol, on a eu du mal à célébrer ce nouveau quotidien à slalomer tant bien que mal entre les piétons qui croisaient notre chemin. "L'autre est devenu le danger", synthétise Hélène Romano. Et d'un point de vue émotionnel, les conséquences de ce changement de paradigme sont réelles. "Quelqu'un qui est un anxieux, pour aller bien, sortir, doit se concentrer sur quelque chose de positif et de rassurant et a besoin de l'autre. Là, en déconfinement, on nous dit 'attention', avec ce masque qui symbolise le danger permanent. On a raison de se protéger, d'un point de vue scientifique, mais l'émotionnel ne suit pas. Désormais, il faut être seul pour protéger le groupe alors qu'on a tendance à dire que l'on est plus fort à plusieurs."

"Le saut dans l'inconnu"

Éléonore, 42 ans, nous confie que ce qui l'angoisse, c'est surtout "le saut dans l'inconnu", auquel elle associe cette phase deux. "Ce déconfinement me stresse plus qu'il ne me rassure et ne me libère", admet-elle. "Nous avions finalement installé une forme de nouvelle 'normalité', de zone de confort confinée. Et devoir se projeter à l'extérieur a quelque chose de violent. Donc pour ma part, je vais retarder cette étape au maximum. Je n'y suis pas prête et rien ne m'y oblige."

Confinée seule, à Paris, elle explique effectivement considérer les passants comme de potentiels "ennemis", contre qui la seule forme de défense efficace resterait l'auto-isolement."Depuis que j'ai reçu des masques, je me sens un tout petit peu plus en sécurité, mais je ne suis pas apaisée pour autant", poursuit-elle. "A Paris, qui est une ville particulièrement dense, il est compliqué d''éviter' les gens. Et même si nous sommes vigilants et attentifs, les personnes inciviles, qui ne respectent pas les gestes barrière, sont nombreuses dans les rues ou les magasins. C'est une forme de violence supplémentaire ajoutée à une situation déjà déstabilisante."

Elodie, 22 ans, confinée en couple, puis seule, l'annonce sans détour : sa crainte à elle vient de celles et ceux qui sont trop enthousiastes à l'idée de sortir à nouveau "comme avant". "J'ai peur des autres", nous livre la jeune femme. "Ils croient que le virus est derrière nous et pensent reprendre une vie normale alors que ce n'est pas du tout le cas". Hélène Romano analyse : "Les gens sont très insécurisés. Il n'y a pas de traitement qui fasse consensus, pas de vaccin, des chiffres de cas et de morts tous les jours : ce n'est pas virtuel."

En confinement, une solitude parfois agréable

Au-delà de l'inquiétude sanitaire face au Covid-19 et à ses conséquences, il y a aussi le cocon que d'autres se sont construits peu à peu, qui nous retient à l'intérieur. Un havre de paix à domicile qui, pour celles et ceux qui ont la chance d'habiter dans un lieu accueillant et sûr, leur a offert un peu de répit ces dernières semaines. Et qu'ils ont su apprécier au point de ne plus vouloir en sortir.

Léa, 28 ans, fait partie de ces solitaires révélé·e·s : "J'ai vécu le confinement seule, comme beaucoup. Au début, j'angoissais à l'idée de m'ennuyer, de déprimer. Et puis, je me suis ennuyée, mais sans déprimer. Ça ma fait du bien, de passer du temps avec moi-même, à vivre à mon propre rythme, à n'avoir rien d'autre à faire que de m'occuper de moi." Cheffe de projet dans une boîte de marketing, elle a l'habitude d'être très entourée. De collègues, de clients, d'ami·e·s. Ses semaines sont bouclées quinze jours à l'avance et même ses rendez-vous perso s'enchaînent sans qu'elle puisse réellement prendre le temps de les savourer. Là, elle l'a pris, le temps.

"Certain·e·s Français·e·s ont réappris une autre qualité de vie. Il y a des gens qui vont avoir envie de conserver ça, c'est important", assure Hélène Romano, psychothérapeute. © Adobe Stock

"Attention, je ne dis pas que je me réjouis du confinement", précise-t-elle. "Il s'agit d'une crise sanitaire terrible et meurtrière, qui renforce des inégalités déjà destructrices. Mais cela m'a tout de même permis de faire le point sur mes envies, et la vie que je souhaite mener. Avec le déconfinement, j'appréhende que tout reparte de plus belle. Et que je m'oublie à nouveau."

Son cas n'est pas isolé, affirme la psy Hélène Romano. Seul ou en famille, beaucoup ont pu "réapprendre une autre qualité de vie, et vont vouloir conserver cela". Ces moments à cuisiner, à se reposer, à rêver. A faire du yoga à la place de passer trois heures dans des transports bondés, à jouer avec ses enfants... "Il y a une génération d'enfants qui passe plus de temps derrière les écrans qu'à parler à leurs parents", déplore-t-elle. Et cet enfermement involontaire a, aussi dramatique son motif soit-il, aidé à recréer des liens précieux.

Pour ce qui est de la crainte du retour à la "normale", la psychothérapeute évoque les termes de principe de plaisir et principe de réalité, introduits à la psychanalyse par Freud. Deux concepts qui s'opposent, et qui régissent la vie humaine. D'un côté, il y a nos désirs, et de l'autre le monde extérieur, la réalité auxquels ils se confrontent. "Le principe de réalité ne renonce pas à l'intention de gagner finalement du plaisir mais il exige et met en vigueur l'ajournement de la satisfaction", écrit l'expert dans Au-delà du principe de plaisir. Traduction : il faut accepter que ses envies ne soient pas toujours adaptables à la vraie vie.

Cependant, en sortant de déconfinement, cette incompatibilité pourrait donner des idées, encourager à créer un environnement plus sain autour de soi. "Peut-être que certains réfléchiront à aménager leur vie différemment", imagine l'experte.

Et si le "monde d'après" nous décevait ?

La formule est partout. Dans les journaux, à la télé, dans la bouche de nos voisins. Chacun·e y va de son utopie (ou de sa dystopie), souvent persuadé·e que le changement sera palpable. Oui, mais dans quelle mesure ? A force de se projeter dans cette deuxième chance potentielle, et d'y croire, on risque aussi la déception face à une société qui tend à privilégier le "plus" au "mieux". L'économie à l'écologie. Et rester confiné·e deviendrait un rempart efficace au désenchantement.

"C'est quelque chose qui m'angoisse beaucoup", lâche Éléonore. "Cette nouvelle séquence est une occasion inouïe de changer de paradigme et, d'une catastrophe sanitaire épouvantable, je pense que nous avons la possibilité d'imaginer un nouveau modèle ou du moins de réduire les excès du 'monde d'avant'. Malheureusement, je crains que les tenants du vieux monde, les gros industriels et les partisans du consommer à tout va, freinent cette transformation, voire la sapent complètement et que l'on recommence 'comme avant' voire en pire."

Hélène Romano compare la situation aux événements du 13 novembre. "Après les attentats, il y avait l'idée que ça changerait, que les gens changeraient. Et en réalité, au bout d'un an, il n'y avait plus rien de la solidarité des premières semaines. C'est le syndrome des bonnes résolutions. Et puis le temps reprend et on les a oubliées." Une fois encore, le principe de réalité rattrape celui du plaisir : "Sans la circulation, on entendait les oiseaux chanter mais il faut tout de même une voiture pour aller travailler", poursuit l'experte.

Éléonore avoue toutefois qu'elle n'a pas perdu espoir de voir naître de belles initiatives, à l'instar des 50 km de piste cyclable provisoires mis en place par la Mairie de Paris : "Cela me semble nécessaire et le contexte sanitaire s'y prête d'autant plus. Les râleurs râleront, mais en fin de compte, on ne pourra que constater que ces évolutions vers un mode de vie plus doux, une consommation raisonnée et locale, peuvent être bénéfiques pour toutes et tous." Elodie, elle, est plus catégorique : "Le confinement a fait beaucoup de bien à l'écologie, il serait temps de se rendre compte du besoin de notre planète". Une chose est sûre, d'un point de vue environnemental, les attentes sont importantes. Et la fenêtre de tir pour éviter le pire, de plus en plus étroite.

S'écouter et prendre le temps

Alors, finalement, comment aborder cette étape délicate si l'on ne se sent pas prêt·e à franchir le cap ? "Il faut prendre le temps, ne pas s'obliger à se déconfiner tout de suite si cela nous effraie. Et surtout se souvenir que chacun est différent et gère les choses différemment. On n'est ni mieux ni moins bien", insiste Hélène Romano. "On fera comme on peut avec les moyens que l'on a, au rythme que l'on a ; et ce sera bien."

Vivre à notre rythme, c'est aussi savoir refuser les sollicitations de proches qui n'auraient aucun problème à marcher des heures sans raser les murs. Et dont la soif de rassemblements, même à moins de dix, à un mètre de distance, semble insatiable. "C'est peut-être ce qui m'inquiète le plus", confesse Léa. "De dire 'non' à mon entourage pour me préserver. Mais je dois apprendre à m'écouter un peu plus et à ne pas flancher lamentablement sous la pression sociale à la moindre invitation", rit-elle.

"Il va falloir s'accommoder de ces nouvelles règles de distanciation sociale", continue Éléonore, réaliste. "Réinventer notre quotidien tout en croisant les doigts très fort pour que la recherche trouve un vaccin le plus vite possible afin de nous protéger contre cette saleté de virus. Peut-être trouverons-nous de jolies choses dans ce monde d'après un peu brutal ?" En tout cas, on l'espère.

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