La date du 11 mai sonne comme la fin d'un mauvais rêve. Pourtant, rien n'est encore gagné. Pendant huit semaines, la plupart des Français·e·s ont respecté les mesures de sécurité strictes que la quarantaine implique. Plus de sorties non-urgentes, plus de rassemblements. Plus de famille, plus d'ami·e·s. Pendant ces longues journées, on a restreint au maximum notre vie "normale" pour tenter d'endiguer l'épidémie. Et pour combler le manque, mis au point des alternatives digitales à nos rendez-vous classiques. Établi une nouvelle routine, inventé de nouveaux mots. Le week-end, les "skypéros" ont remplacé nos éternelles terrasses entre potes, et les filtres Messenger sont devenus les nouvelles lunettes de soleil un lendemain de gueule de bois.
Bientôt, on va pouvoir se revoir. Seulement, le monde a changé. Forcément, nos interactions avec les autres doivent s'ajuster en conséquence. Adopter des codes inédits. Encore. Pas vraiment ceux d'hier, mais pas tout à fait ceux de l'année dernière non plus. Pour y voir plus clair, on a voulu savoir ce que l'avenir proche réserve à nos amitiés. Comment le coronavirus va redéfinir nos échanges, les moments passés ensemble. Va-t-on se réfugier derrière nos écrans, l'actualité nous a-t-elle permis de faire le tri dans nos ami·e·s et aussi : osera-t-on se prendre dans les bras ? Réponse.
Toutes les semaines, depuis le confinement du 17 mars, Jeanne, 27 ans, appelle ses meilleur·e·s ami·e·s en visio. C'est son rituel, une sorte de petite bouée de sauvetage qui l'empêche de trop tourner en rond dans la maison familiale, en Picardie. A deux, trois, six, voire plus pour l'anniversaire d'un copain, elle lance des conversations qui lui font du bien. Mais qui ont leurs limites : "Il y a tellement de monde que ce n'est pas toujours pratique pour discuter".
Elle avoue que ce qui lui manque le plus, c'est le "sas de décompression" que lui offrait le fait de retrouver, en face à face, ses ami·e·s après le travail. De rire, de parler de sujets sérieux avec des proches qui la comprennent. "Etant confinée avec mes parents, on a des discussions assez monotones", lâche-t-elle. Ce qui n'étonne pas : sans sortir ni voir personne, difficile de trouver quelque chose à raconter qui divertisse l'assemblée, et de ne pas en revenir aux mêmes histoires redondantes.
Parfois d'ailleurs, ce manque d'inspiration se retrouve à l'écran. C'est en tout cas ce que nous confie Louise, 29 ans. Comme tout le monde, au début du confinement, elle se précipite sur les applis de communication groupée. Mais rapidement, elle remarque que l'organisation et le manque de fluidité de ces rendez-vous numériques leur font perdre de leur charme : "Le fait d'enchaîner les appels te donne parfois l'impression de planifier tes rendez-vous perso comme des rendez-vous pro. On y perd en spontanéité, en légèreté". Et puis au bout d'un moment, on n'a surtout plus grand-chose à se dire : "Il ne se passe rien dans ta vie", continue la jeune femme. "Et comme le futur est assez angoissant, trop en parler peut te stresser davantage". Il faut trouver l'équilibre laborieux entre se livrer pour tenir le cou, et éviter de ressasser pour ne pas déprimer. Pas simple.
Quand on leur demande de comparer ces rassemblements virtuels au réel, le verdict est limpide : rien d'aussi réjouissant que des retrouvailles en chair et en os. "Voir le visage de tes amis pour de vrai, la présence physique et le fait de pouvoir réellement être absorbée par les autres", énumère Louise, en évoquant la vie d'avant. Mais l'alternative fait l'affaire. "Ça m'a permis de me rendre compte que mes ami·e·s étaient là", nuance-t-elle.
Dans un article sur la "culture Zoom", site de téléconférence qui a conquis la population ces derniers mois, le Wall Street Journal se questionne sur la pérennité du rituel post-isolement, et conclut plutôt à une "approche hybride" imposée par l'actualité du coronavirus toujours présent qu'à un abandon total de la plateforme une fois de retour à un semblant de normalité. "Nous aurons toujours le face-à-face, mais nous l'enrichirons simplement de l'expérience numérique ou virtuelle à laquelle nous nous adaptons tous maintenant", y explique Shawn DuBravac, futuriste et observateur de tendances new-yorkais.
Pascal Anger, psychologue parisien, estime quant à lui que si les appels en visio sont très plébiscités, c'est bel est bien car "on a besoin de se voir, de se sentir exister", assure-t-il. "C'est important". Seulement, il l'affirme : rien ne remplace la vraie vie. L'expert ajoute que, selon lui, sur un autre sujet, ce lien qu'on a réussi à maintenir - ou pas - avec certain·e·s pendant la quarantaine contribuera sûrement à y voir plus clair parmi ses ami·e·s. En gros : on va faire le tri.
"On aura vu qui est vraiment là pour nous", déclare l'expert. "On va s'apercevoir que ceux qu'on n'attendait pas sont au rendez-vous, et ceux qu'on attendait n'y sont pas". De quoi se concentrer sur les personnes qui nous importent le plus, et dont l'attention est réciproque. Et pourquoi pas poursuivre des relations nées pendant la crise, aussi. "Il restera certainement une belle amitié des efforts solidaires", évoque Pascal Anger, mentionnant notamment le lien entre une de ses patientes et une voisine âgée qu'elle a aidée. "Ce sont des moments insoupçonnés et magiques sur notre trajectoire de confinement".
Alors bien sûr, si la présence inébranlable de certains proches prouve qu'on peut compter sur eux dans n'importe quelle situation, l'absence d'autres ne trahit pas obligatoirement une faible relation. Ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, tempère Louise. "Le fait de ne pas avoir échangé avec quelqu'un pendant le confinement ne veut pas dire qu'il ne s'agit pas d'une amitié forte", conteste-t-elle. "En revanche, si on se fiche de quelqu'un, c'est clair qu'on n'aura pas fait l'effort de l'appeler."
Pour Jeanne, cette période difficile va surtout nous permettre de "se rappeler à quel point on s'aime". Car par temps de crise, on se rattache à l'essentiel. Ce qui exclut nos "amitiés lèche-vitrine", parfois nocives, comme les qualifie Pascal Anger. "Ces relations que l'on entretenait de manière superficielle, en soirée par exemple, n'auront plus lieu d'être, littéralement". Et c'est tant mieux.
Auprès de Psychologies, le psychanalyste Saverio Tomasella insistait lui aussi sur la façon dont le confinement allait "renforcer nos liens". "Cet événement inattendu qui nous secoue tous va forcément faire naître une prise de conscience sur nos amitiés", expliquait-il. Adieu connaissances parasites, bonjour fréquentations solides. Et vivement les retrouvailles. Oui, mais comment ?
"On ne va pas se sauter dans les bras, on sait bien que tout ne va pas disparaître du jour ou lendemain", lance Jeanne, qui confesse toutefois son impatience à revoir ses nombreux copains et qu'elle aura "du mal à tenir". Les dîners qu'on organisera faute de restos seront moins nombreux, plus espacés, les balades en plein air privilégiées. Et les rencontres calculées. "Je vais avoir envie de revoir mes meilleur·e·s ami·e·s mais je vais limiter à mon cercle le plus proche", indique à son tour Louise, redoutant un potentiel reconfinement. "Ce n'est pas le moment de faire le tour de tous les groupes : je n'ai pas envie de ne plus pouvoir les voir à nouveau." Elle se remémore aussi la façon hâtive dont on pouvait gérer nos rencards amicaux, avant. Et imagine un futur plus entier : "Ce qui va changer je pense, c'est qu'on profitera davantage des moments que l'on passe ensemble."
Le psychologue mentionne le risque d'une "euphorie certaine, qui d'ailleurs doit faire peur à tous les gens qui s'occupent de notre santé", et poursuit : "On va être obligé d'être raisonnables pendant un temps, je pense que les gens vont s'y tenir. On va avoir besoin de contact, mais il faudra se refréner pour ne pas se recontaminer". Hélène Romano, psychothérapeute, penche plutôt pour un bouleversement catégorique. "Nous allons probablement révolutionner notre mode relationnel", soutient-elle. "Ce sera un autre mode de communication et il faudra trouver de nouveaux repères. Quand on retrouvera le rythme d'une vie sociale plus classique, ce ne sera pas simple. Est-ce que cela reviendra 'comme avant' ? Pas certain..."
Un nouveau départ, plus prudent mais plus investi ? Sûrement. Pas de bise, mais l'intention y est. "Je vous serre la main de coeur", disait Emmanuel Macron. A l'aube de ce "monde d'après", on doit réapprendre à être ensemble en inventant d'autres rapports, d'autres réflexes. Et opter pour des gestes à distance comme les sourires, les paroles réconfortantes, les mots tendres. Un défi qui effraie parfois, c'est évident, mais qu'on accepte sans hésiter.