"La solitude est quelque chose que l'on subit et que l'on peut éventuellement rompre. Or, on subit le confinement mais on ne peut pas le rompre, c'est obligatoire. C'est aussi pour cela que les personnes les plus vulnérables psychologiquement encourent de vrais risques", nous prévenait le psychothérapeute Pierre Nantas. Des propos qui font encore sens aujourd'hui. Mais quel discours tenir à l'heure du déconfinement ?
Car si le confinement a pu susciter en nous ennui et anxiété, sa finalité n'implique-t-elle pas une trop grande rupture, notamment pour toutes les âmes solitaires et introverties ? A l'heure où l'adage du "Restez chez vous" disparaît au profit de retrouvailles déconfinées, et où les interactions sociales s'apprêtent à faire leur retour en grande pompe, le déconfinement ne serait-il pas synonyme de pressions sociales redoublées ?
Autant de questions complexes exigeant des réponses érudites. Le maître de conférences en sociologie Sylvain Bordiec, qui a fait des solitudes l'un de ses grands sujets de recherche, est venu éclairer notre lanterne.
Sylvain Bordiec : Celles et ceux qui ont pu apprécier cette "expérience" du confinement étaient probablement plus armés pour vivre cette aventure de la façon la plus sereine qui soit, puisque plus habitué·e·s à une forme de solitude "volontaire", ou tout simplement introverti·e·s. Avant le confinement, ces personnes avaient déjà pu être confrontées à des pressions et des contraintes sociales du quotidien.
Le fait d'être exposé·e au bonheur des autres par exemple, et plus précisément à ce que l'on pourrait appeler "le bonheur sociable" des autres. Ces quelques semaines ont peut-être été à leurs yeux un moment de répit certain, par rapport à cette constante exposition à autrui. Car de la vie des autres et tout ce qu'elle peut représenter (être heureux et heureuse entouré·e d'ami·e·s, de proches, de sa famille, etc) émane toujours une forme de violence symbolique qui peut très bien ne pas être supportable aux yeux de certain·e·s.
En fait, l'injonction à la sociabilité est une pression sociale. Car de la société émane en vérité une double injonction : l'injonction à la sociabilité, mais aussi à l'autonomie (savoir se débrouiller dans le monde, seul·e). Savoir être un individu, c'est à la fois être capable d'être autonome, et être capable d'être "connecté socialement".
Sylvain Bordiec : Oui, on peut se dire que c'est peut-être pour les personnes non-connectées digitalement que le confinement a été le plus douloureux. Car chez certaines personnes, les différences sensibles résident dans l'usage des réseaux sociaux pour continuer à avoir une existence sociale. En cela, je pense que bien des gens ont en partie vécu le confinement et le déconfinement au prisme du confinement et du déconfinement des autres.
De manière générale, le confinement, qui a imposé une sorte de "solitude forcée", a à la fois amené une homogénéisation des styles de vie (les gens restent chez eux) tout en exacerbant les inégalités sociales. On a pu largement voir la différence, en terme de disparités, entre les confiné·e·s "ordinaires" et les confiné·e·s "médiatiques" (qui ont une actualité artistique, qui continuent à vivre une vie d'exposition).
Cela démontre que l'on est inégalement enclins à se réformer à des restrictions gouvernementales, même en étant tous enfermés. Par cette hiérarchisation, cet isolement a été un moment de réflexion sur soi-même, mais aussi sur la vie : pour qui compte-t-on réellement ? Y'a-t-il des gens sur lesquels l'on peut compter ?
Suite à cette épreuve, le déconfinement sera d'ailleurs forcément révélateur de tout cela : un révélateur de qui l'on est pour les personnes que l'on a envie de revoir, ou qui ont envie de nous revoir.
Sylvain Bordiec : Pour répondre à cela, il faudrait d'abord se demander comment le confinement a réellement été vécu : a-t-il été perçu comme une pression sociale, c'est à dire, simplement, une injonction à ne pas sortir ? Et le déconfinement, comment est-il vécu ?
Car l'on en revient à un "après" qui n'est pas comme la vie d'avant : il faut retourner travailler, mais avec tous les risques que cela implique, renvoyer les enfants à l'école en prenant en compte les enjeux, reprendre un emploi du temps conventionnel...
Tout cela attend les individus différemment, en fonction de leur appartenance sociale mais aussi de leur genre. Les femmes appréhendent elles ce déconfinement de la même manière que les hommes compte tenu de la charge mentale accumulée ? Cela va-t-il les "soulager", après une situation forcée d'enfermement ?
Au bout d'un moment, on pourrait penser que le confinement ne suscite plus chez nous de l'introspection, mais une réflexion sur nos privations de liberté. Et ces privations ne sont pas vécues de façon similaire selon les personnes.
Est-ce que le déconfinement va retentir comme un redoublement des pressions à la sociabilité ? Cela peut être le cas. Il faudrait se concentrer sur une tranche d'individus pour en tirer des observations.
Ce qui s'observe beaucoup depuis quelques jours par exemple, ce sont les témoignages de retrouvailles avec les ami·e·s à l'heure du déconfinement. Et cela fait directement écho au fait que pour être un individu digne de ce nom dans notre espace social, il faut avoir des amis et de la famille. C'est cela qui vient automatiquement quand se pose la grande question : "Qu'ai-je fait au premier jour de déconfinement ? Ai-je vu des amis, de la famille ?". Ce retour à la normale, pour celles et ceux qui ont un espace social différent, peut être assez violent, quand l'on pense aux images des amies et des couples qui se retrouvent sur le Canal Saint-Martin par exemple.
Sylvain Bordiec : C'est effectivement une possibilité, qu'une telle association d'idées se fasse. Car le confinement a pu laisser des traces au sein de nos trajectoires de vies, il peut donc devenir une "référence". Il y a eu des représentations associées au confinement, mais aussi des usages et des expériences, personnelles et collectives.