Il est 23 heures, on se met au lit. Allongée en bonne compagnie, nos pensées divaguent. On n'a pas fait l'amour depuis quelque temps, on se laisserait bien tenter par un câlin tardif. Tout le monde est couché, il fait bon, notre haleine sent la menthe fraîche : pourquoi pas.
Oui mais en même temps, voilà : on a une grosse journée qui nous attend demain, on vient de changer de culotte et de se brosser les cheveux. Et puis, les draps sont propres de ce matin, et l'idée de se relever en contractant le périnée jusqu'à la salle de bain, pour se laver sans en foutre partout, ne nous enchante pas.
En moins de temps qu'il en faut pour dire "coït", on redescend de notre petit nuage. En fin de compte, on a la flemme. Comme hier, et probablement comme la semaine prochaine.
La flemme. Ici, le terme désigne la sensation qui se manifeste lorsqu'on veut faire l'amour, mais qu'on se rappelle aussi que ça prend du temps et de l'énergie. Car oui, on en a envie, mais ce qui entoure le sexe parvient à étouffer un désir bien présent, aussi certaine soit-on du plaisir qui en découlerait. Parce que trop d'efforts - réels - en parallèle.
Pour décortiquer le phénomène commun, et proposer des solutions à celles qui souhaiteraient s'en détacher, on a interrogé une experte. Témoignages.
"Je vois toute la logistique que l'acte sexuel va engendrer, et j'ai la flemme", nous confie Elsa, 32 ans. Se déshabiller puis se rhabiller, aller aux toilettes, se laver... La liste s'allonge avant même de commencer à imaginer les préliminaires. La jeune femme associe cet état à un esprit encombré par trop de choses à gérer : "J'arrive seulement à me détendre quand je sais que tout est en ordre, que la maison est propre, que personne ne m'attend, que j'aurai du temps après." Elle met le doigt sur un fléau ravageur : "C'est une sorte de charge mentale qui s'accumule, et qui fait que je n'arrive pas à me mettre dans un contexte de relaxation qui, pour moi, est essentiel pour faire l'amour."
La charge mentale à l'origine de la fameuse "flemme" ? En cherchant de ce côté-là, on découvre qu'Elsa n'est pas la seule à sentir son excitation en partie étouffée par l'organisation du foyer. Une étude américaine s'est d'ailleurs penchée sur son rapport avec la libido. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. Les couples égalitaires (qui partagent les tâches ménagères) font l'amour 6,8 fois par mois en moyenne, soit 0,5 fois plus que les couples malheureusement "conventionnels" (quand la femme fait tout) et deux fois plus que les couples "contre-conventionnels" (quand l'homme fait tout). Révélateur.
Elsa poursuit : "Ça sonne cliché mais si je rentrais chez moi et que tout était fait, qu'il y avait des bougies un peu partout, ça me mettrait dans un mood plus serein, mon cerveau serait reposé. Ça m'emmènerait davantage vers des câlins que quand je sais que derrière, j'ai une tonne de trucs à finir." Pourtant, elle l'assure : "Ce n'est pas que je n'ai pas envie de mon copain, c'est juste que je vois le sexe à ce moment-là comme un énième truc à faire. Ça reste quelque chose d'organisé". Et donc, à organiser.
Tiphaine Besnard-Santini, sexologue, admet être familière avec ce sentiment, mais que ses patientes l'évoquent peu. "C'est comme si ce n'était pas un 'non' entendable, une raison un peu honteuse à formuler, de dire à l'autre que l'on ne fera pas l'amour car on a 'la flemme', et pas parce qu'on n'en a pas envie." Elle l'associe également aux relations longues, au sein desquelles "il y a une forme d'acquis, la certitude que si ça ne se passe pas dans quinze minutes, ça se passera la semaine prochaine : c'est moins urgent qu'au début."
La spécialiste avertit toutefois : "Quand la flemme s'installe, c'est que l'envie ne la surpasse pas. Et donc qu'elle n'est pas assez forte." Elle estime par ailleurs que la libido des femmes est plus vulnérable que celle des hommes, car celles-ci sont plus susceptibles d'être parasitées par des injonctions, des complexes, des pensées négatives et des facteurs extérieurs. "Plus fragile, mais pas moins forte", précise-t-elle.
Parfois, ajoute la thérapeute, la flemme cible aussi des pratiques particulières, plus que le sexe en général. La pénétration, par exemple.
On lui demande : pourquoi les hommes semblent-ils moins visés par cet état ? "C'est une sensation plus féminine que masculine, car le rapport sexuel normé est plus engageant pour les femmes que pour les hommes", soutient la sexologue. "S'il y a pénétration, cela va leur prendre plus d'énergie, leur demander davantage d'ouverture à l'autre, notamment car la lubrification n'est pas instantanée". Et cette perspective, bien que souvent réjouissante, requiert aussi de se mettre en condition, un état d'esprit pas toujours facile à atteindre.
Soraya, 31 ans, aborde effectivement ce cas. Elle nous raconte : "Ce n'est pas tant l'envie pour mon conjoint que l'envie de me faire pénétrer [qui manque]. Lui, bien souvent, aimerait que notre rapport conduise à une pénétration. Moi, pas toujours. Alors on essaye de se mettre d'accord, de n'utiliser que les mains, la bouche. Mais arrive toujours le moment fatidique où il me dit : t'es sûre ? Et ma flemme est liée à ça." Elle aussi, le garantit : "J'ai toujours envie de lui et j'ai besoin d'avoir un contact physique - comme du peau à peau par exemple. Mais je ne suis pas à la recherche d'un acte sexuel de manière classique."
Comme Soraya, nombreuses sont les femmes hétérosexuelles à amener leur partenaire sur la voie du rapport sans pénétration. Pour le docteur Philippe Brenot, psychiatre, thérapeute de couple et créateur de l'Observatoire du couple, c'est un chemin qui gagne à être connu. "Les pratiques qui utilisent la pénétration peuvent être une immense source de plaisir mais on peut également avoir une sexualité non pénétrative très épanouie, faite de caresses, de masturbation réciproque et de baisers menés à leur pleine esthétique", énumère l'expert auprès de L'Express.
Des idées pour sortir de la routine ?
Se détacher de la flemme, c'est le souhait d'Elsa et de Soraya. La première l'admet : "Quand je me laisse aller et que j'oublie la 'logistique' et le reste, je me sens vraiment bien, je suis plus détendue. Il y a un réel meilleur quand je fais l'amour. Et quand tu te rends compte que quelque chose te fait vraiment du bien, mais que tu le zappes par flemme, c'est quand même con", rit-elle. La deuxième poétise : "si la flemme te tend les bras et que tu l'étreins, une fois, deux fois, dix fois, elle finit par prendre toute la place, et chasser l'envie entièrement."
De son côté, la sexologue préconise de "travailler" sur cet obstacle à son épanouissement sexuel uniquement s'il s'agit d'une volonté personnelle, et non dans la seule optique de "faire plaisir" à l'autre, potentiellement par crainte de le·la perdre. "Il ne faut surtout pas se forcer", martèle l'experte. Puis conseille : "Afin de reprendre la main sur son désir, si la flemme vient comme une sorte de lassitude, de routine car on couche avec la personne depuis longtemps, il peut être judicieux de tester quelque chose de nouveau. De nouvelles pratiques, de nouveaux fantasmes, ou encore une troisième personne..."
Identifier ce que l'on ressent réellement, communiquer de manière sincère, découvrir des sensations inédites, mais aussi s'accorder des moments privilégiés. Une soirée hebdomadaire, par exemple, où on prend le temps d'être ensemble. D'avoir une discussion sérieuse sur les tâches ménagères, d'abord, puis d'utiliser un glaçon pour parcourir son corps (pas forcément dans cet ordre). De quoi retrouver un équilibre qui nous convient, en douceur.