Elle en avait marre du rose, marre de ces magazines aux gadgets en toc sous plastique, marre du vide et des stéréotypes. Alors Elisabeth Roman a décidé de se lancer. Forte de son expérience dans la presse jeunesse (elle était rédactrice en chef de Sciences et vie découvertes), la journaliste a pris son envol pour créer une publication inédite sur le marché : un magazine féministe pour les filles de 7 à 12 ans.
Le bébé s'appelle Tchika (clin d'oeil à "chica", petite fille en espagnol). Et au coeur de sa démarche, l'"empowerment". Parce que si l'égalité filles-garçons devrait être une évidence, les injonctions extérieures frappent les gamines très tôt. Comme le révèle une récente étude, les fillettes se pensent moins intelligentes que les garçons dès l'âge de 6 ans et elles se heurtent bien souvent à ces clichés genrés qui les brident. Tchika se donne pour mission de les décomplexer, les guider, leur donner confiance, de faire bouger les lignes.
"L'offre jeunesse en France est assez gigantesque et la plupart des magazines pour filles qui trustent les kiosques sont des traductions de magazines étrangers. Ce qui prime, ce n'est pas tant le magazine en lui-même mais le 'plus produit'. Le magazine est souvent rose et à l'intérieur, il n'y a rien. Il manquait cette mise en avant de l'empowerment et ces connaissances autour de la science par exemple."
Pour financer son premier numéro, l'équipe a lancé une campagne Ulule. Et le succès se révèle fulgurant : le projet a déjà récolté 44 270 d'euros sur un objectif de 20 000. "Le crowdfunding marche très bien et c'est le signe qu'il manquait quelque chose qui n'était pas encore proposé malgré l'offre pléthorique."
Autre parti pris tant économique qu'écologique : Tchika sera trimestriel et ne sera distribué que sur abonnement ("Autant s'adresser à des gens qui ont vraiment envie de lire le magazine").
Pour son premier numéro, Elisabeth Roman a potassé un contenu aussi bienveillant qu'inspirant.
"Je voulais y parler de femmes modèles, mais aussi parer aux injonctions. Et ouvrir à des articles sur la connaissance. Dans les pages sciences par exemple, on découvre une expédition scientifique qui part à la recherche d'une grenouille et c'est une femme qui la trouve. Je ne mets pas une grosse flèche en disant : 'Regarde, c'est une femme qui tient la grenouille', mais je voulais que le message passe discrètement."
C'est l'incontournable et très symbolique Frida Kahlo qui a les honneurs de la toute première couverture. Au fil des pages, la figure des droits civiques Rosa Parks ou encore Annie Edson Taylor, première femme à descendre les chutes du Niagara en 1901. Mais aussi une interview de la capitaine de l'équipe de France féminine de foot, Amandine Henry.
Exit les traditionnelles pages mode et beauté : ici, les filles font des expériences scientifiques ou réparent une roue de vélo. Et le magazine s'emploie à déconstruire inlassablement les clichés de façon ludique. "Après avoir lu Tchika, on se rend compte que quand on est une femme, on peut faire plein de choses !", sourit Elisabeth Roman.
Pour accompagner les jeunes lectrices tout au long de leur feuilletage, quatre petites égéries attachantes et diverses, conçues par l'illustratrice Isabelle Mandrou. "L'idée, c'était d'avoir des filles différentes dans les styles et les couleurs, de montrer des fillettes qu'on rencontre dans une classe. Une a un peu de poids, l'autre fait gravure de mode, une autre fait geekette... C'est très important de se sentir représentée."
Si les premiers retours sont déjà très positifs, une question revient régulièrement : pourquoi ne pas avoir créé un magazine mixte ? "C'est un choix délibéré. C'était important de ne m'adresser qu'aux filles. On est beaucoup dans le tutoiement et elles auraient donc lu : 'Tu es prêt'. Je ne voulais plus ça !"
Et pour la rédactrice en chef, pas question de perdre les jeunes lectrices en utilisant l'écriture inclusive. "Ce sont des gamines qui ont 7 ans et qui apprennent à lire. Si c'est pour les exclure parce qu'au bout de 4 lignes, elles en auront ras le bol parce que c'est trop difficile, c'est non. Donc, j'ai choisi de féminiser. Il me semble important qu'elles aient leur endroit à elle."
Les premiers numéros du magazine seront expédiés en juin, une fois le Ulule bouclé. Et Elisabeth Roman bouillonne déjà d'idées pour faire vivre l'univers Tchika.
"On pense notamment à des ateliers, des podcasts, une grande conférence annuelle avec des sociologues, des psychologues, des éducateurs. Ce serait bien qu'au sein des familles, on commence à passer des messages sur l'égalité filles-garçons, propager l'évidence. Il va falloir aussi s'attaquer à l'éducation des garçons, c'est primordial."
En faisant lire Tchika aux petits mecs ? "Nous, cela fait des années qu'on lit des articles masculinisants, donc pourquoi pas ?".