C'est un Graal autour duquel gravitent toutes formes d'injonctions et de pressions. Lorsqu'il est inatteignable, on le fantasme. Quand il se rapproche, peu à peu, le temps d'un entretien d'embauche "super top", on le désire. Et, enfin !, on l'a. Ouf. Pas trop tôt ! Mais là s'insinue parfois, au bout de quelques semaines ou mois, une étrange sensation : soudain, on le regrette. Bref, notre relation au CDI n'est pas toujours la plus facile qui soit.
La preuve, c'est que bien des voix anonymes, de tout genre et de tout âge, n'ont aucun mal à l'avouer : oui, elles ont pu goûter à ce sésame qu'est "l'expérience CDI". L'ont apprécié, au début. Puis ensuite, plus du tout. Et lorsqu'il s'est agit de mettre les voiles une bonne fois pour toutes, ces grand·e·s déçu·e·s ont éprouvé un énorme soulagement. De la peur, bien sûr. Mais aussi une douce impression de liberté. Que l'on se rassure : l'on peut très bien quitter son CDI, et s'en réjouir. Et vous êtes nombreux·ses à nous expliquer pourquoi.
Lorsque l'on s'échappe enfin de la vie d'étudiant·e, le CDI apparaît comme un "lifegoal" : l'objectif d'une vie. La suite logique des choses et, en même temps, une tête piquée dans le grand bain. C'est ce que m'explique Bruno, 28 ans, hier encore tout content de s'installer au soleil - au sein d'un bureau d'étude en ingénierie aéroportuaire. A ses yeux, le CDI était le symbole de la réussite, "et surtout de la stabilité". Comme une zone de confort appliquée au monde du travail : un endroit rassurant et sécurisant. Avec, à la clé, la possibilité de louer un appart et d'obtenir un crédit. Il faudrait être zinzin pour dire "merci, mais non merci". Alors, comment expliquer ce choix ?
Spoiler alert : les raisons sont aussi nombreuses que les contrats. Mais elles convergent toutes vers une chose : la frustration. Celle de Yoan, quasi-quadra aux vingt ans de "vie active", qui, conseiller clientèle à EDF, se souvient avoir déchanté quand, d'agence à taille humaine, son lieu de travail s'est transformé en vaste open space à 66 personnes, avec plateaux d'appels. Beaucoup de téléphones, mais peu d'écoute et d'empathie. "Une vraie souffrance", se souvient-il. C'est encore Karine, pré-trentenaire restée trois ans au sein d'une start-up du secteur des Telecom, qui a eu l'impression, elle aussi, de voir sa motivation s'écrouler. Aucune évolution au sein de l'entreprise, une confiance décroissante de la part de son responsable, des projets qui n'avancent pas, aucune once de responsabilité stimulante. Bien sûr, elle a tenté d'endosser le rôle de la "jeune active dynamique". Lasse.
L'attente, puis la dépression, s'est installée, insidieuse. "Rien ne bougeait", déplore-t-elle. Un lexique éloquent. "A chacun de mes CDI, je tournais en rond, je trouvais que je manquais de moyens au sein de la boîte, que tout allait trop lentement", appuie à l'unisson Yoan. Pour saisir "l'angoisse CDI", il faut retenir cette image : rien ne bouge. Entre la stabilité et l'immobilisme, il n'y a qu'un pas. Chloé peut en témoigner. Cette journaliste trentenaire envisageait son CDI comme une "récompense". Une médaille du mérite, presque. Le droit d'intégrer une rédaction, enfin ! Mais au bout de deux ans, le départ de sa bosse a tout fait valdinguer.
Avec sa remplaçante, les prises de bec s'accumulaient, la méfiance s'intensifiait, les libertés se restreignaient une semaine après l'autre. Chloé a eu l'impression de ne plus être écoutée du tout. Infantilisée. De parler à un mur. Sur lequel elle se cassait les dents. Sa conclusion ? "J'ai compris qu'un CDI 'bloquait' ta place mais pas forcément le reste : l'environnement, le contexte, l'ambiance, les collègues, la hiérarchie, tes propres missions...". N'en déplaise aux propriétaires des apparts parisiens, le CDI n'a rien du totem incassable que l'on vénère à l'excès. Chloé, elle, s'en est libérée après l'avoir trop porté sur son dos. "Ou plutôt autour du cou !", cingle-t-elle.
Ce fardeau, Bruno le détaille en décochant un concept : le bore-out. Comprendre, l'ennui de la mort. Caractéristique à tout ce que l'on appelle les "shit jobs", les jobs de merde. "Lorsque ton taf est complètement déprimant, que tu as l'impression de perdre son temps, d'être inutile, de ne pas apprendre le métier pour lequel tu en a chié pendant tes études", ajoute le vingtenaire. C'est pour cela, "et malgré le chèque qui tombe à la fin du mois !", que Bruno, après mille hésitations, a négocié une rupture conventionnelle. Et il a bien fait de sauter dans le vide. Car deux mois plus tard, il a atterri là où il le désirait : dans une agence d'architecte, en freelance. Au final, pas mal de fatigue, mais, la motivation aidant, "une bonne décision sur le long terme", assure-t-il. Et l'impression de reprendre en mains un libre-arbitre malmené : "Quitter ton CDI te fait pas mal réfléchir sur ce que tu veux".
Une réflexion qui fait du bien. Pour y parvenir, Anthony, 32 ans, s'est posé des questions et a suivi une thérapie chez un psy. Un processus crucial pour capter que son CDI au sein d'un label de musique ne le rendait pas "intouchable et tout puissant", loin de là, mais surtout "trop peu épanoui, voire même profondément malheureux". Quitter son contrat revenait à respecter sa propre santé, physique et mentale, et accepter le fait "que le CDI n'est pas la réponse à tout". Et surtout pas un point final. Karine, sur la fin, en garde plutôt le souvenir d'une prison.
Poser sa démission revenait dès lors à s'évader. Aujourd'hui, elle se sent "libre et confiante". A l'air libre, elle se réjouit d'avoir beaucoup plus d'espace pour rebondir. Et ainsi décoller vers de nouveaux horizons. "Casser" un CDI oblige à changer son optique. Histoire d'y voir plus clair, par-delà ce contrat qu'Anthony désigne - histoire de filer la métaphore - comme un "écran de fumée". "Au final, le temps m'a permis de me retrouver face à moi-même, et aux dernières questions qui restaient sans réponse", achève-t-il.
Rebondir, OK, mais pour aller où ? Là où nos aspirations les plus profondes nous poussent. Pour Chloé par exemple, ce sera un roman. Déjà écrit, et en quête d'éditeur. Son histoire à elle, elle l'écrit par-delà les terrains trop balisés et la toxicité qui les enveniment parfois. "Aucun CDI ne mérite qu'on sacrifie sa dignité ou ses valeurs, ça n'a pas de sens ! Et puis la sécurité n'est pas une fin en soi, elle ne devrait pas être le but ultime", explique-t-elle. D'aucuns s'inquiéteraient de la situation de freelance, mais elle, ce sont les CDI qui l'angoissent ! "C'est comme un cadeau empoisonné", s'amuse-t-elle. Et dont l'emballage serait passé de mode. Car à l'écouter, les choses ont évolué. Et le CDI, un peu has been, n'est plus si sexy.
"Notre génération n'a plus les mêmes envies que la précédente. Elle est moins patiente, routinière, casanière, peureuse, dans les compromis ou les sacrifices, plus exigeante et polyvalente. Les gens veulent aimer leur job, sinon ils le quittent. Savoir pourquoi ils se lèvent le matin". La quête de sens ne se limite pas à une signature griffonnée sur un contrat. Encore heureux, soutien Judith, 23 ans. Lorsqu'elle était en CDI, cette jeune journaliste s'ennuyait profondément. "Le CDI, c'est pas une fin en soi", souligne-t-elle. A la stabilité, elle préfère l'idée d'expérience, de recherche, de possibilité.
Une philosophie du "pourquoi pas ?" compliquée à appliquer dans un bureau. Et qui, pourtant, correspond si bien à sa profession. "Peut-être que la vie de journaliste, c'est ça : enquêter toute sa vie pour se sentir épanoui·e", sourit-elle. Au risque de ne jamais l'être, bien sûr. Mais peu importe. Chloé, de son côté, voit là un mal nécessaire : "Je prends des risques parce que j'ai compris que le plus grand risque est justement de n'en prendre aucun".
Quête de sens. Les termes ne sont pas trop forts. Car le CDI cristallise bien des maux et ce qu'il génère (fatigue, doutes, peur) est existentiel. Cela l'est d'autant plus pour Pauline. Cette ancienne employée de la SNCF a quitté son CDI suite à la perte de son bébé, à sept mois de grossesse. Le temps s'est écoulé. Puis elle a fini par monter son autoentreprise dans un secteur qui lui plaît - la rédaction-web. Détachée du cadre trop restreint du contrat, elle s'est "prise au jeu", puis renouvelée, après avoir beaucoup ramé. Elle est fière du travail accompli. Il faut dire que cette existence post-CDI n'est pas simplement un virage de carrière. "C'est une reconstruction personnelle", confie-t-elle. Une seconde vie. Aux antipodes du bore-out.