Culture
André Comte-Sponville : « L'homme est un animal érotique »
Publié le 27 avril 2012 à 14:47
Par Marine Deffrennes
L'homme est un animal érotique, mû par le désir, capable d’aimer passionnément et d’aimer pour la vie. Dans « Le sexe ni la mort » (Albin Michel), un essai sur l'amour et la sexualité, le philosophe André Comte-Sponville théorise les paradoxes de la passion, du bonheur conjugal et du désir sexuel. Un éclairage édifiant sur le couple et ses contradictions. Entretien.
André Comte-Sponville : « L'homme est un animal érotique » André Comte-Sponville : « L'homme est un animal érotique »© DIDIER GOUPY
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Terrafemina : Vous cherchez à comprendre et à définir l’amour, ce « grand mystère ». Pourquoi cette réflexion aujourd’hui ? L’amour change-t-il de visage avec la société ?

André Comte-Sponville : L'amour est l’un des sujets les plus importants du monde, et depuis longtemps ! En tant que philosophe, mon but est de comprendre l’essentiel, or l’amour fait partie de cet « essentiel ». Certes, tout change avec le temps. On n’est sans doute pas amoureux au temps d’Internet et du téléphone portable de la même façon qu’au paléolithique. Mais la passion amoureuse, telle que Lucrèce la décrivait au 1er siècle avant J.-C., ne diffère pas essentiellement de la passion telle que nous la vivons aujourd’hui. L’humanité change moins que la société. Dans mon livre, je me réfère principalement à des philosophes anciens comme Platon et Aristote, ou morts depuis longtemps, comme Montaigne, Spinoza ou Nietzsche. C’est qu’ils me paraissent avoir été les plus profonds pour comprendre l’amour. Mon but n’est pas de penser neuf, mais de penser juste. Je ne cherche pas à saisir la modernité mais la vérité. Cela dit, je m’appuie aussi sur des auteurs du XXe siècle : Bataille, Sartre, Simone Weil… Aucune époque n’a le monopole de la vérité.

Tf. : Le mot « amour » semble galvaudé, vu toutes les réalités qu’il recoupe. Est-ce que l’amour est un objet qu’on peut décrire ?

A. C.-S. : Oui, si on en parle au pluriel ! Il y a des amours, qui varient en fonction de leur objet – aimer son travail ou la musique, son mari ou ses enfants, ce n’est pas la même chose –, et de leur statut. C’est pourquoi j’ai pris l’habitude d’utiliser les trois mots grecs dont les Anciens se servaient pour distinguer trois types différents d’amour : Éros, Philia et Agapè. Connu de tous, Eros signifie le manque, la passion amoureuse, l’amour de ce qu’on n’a pas. Philia, qu’on traduit un peu platement par « amitié », c'est la joie d’aimer ce qui ne manque pas : c’est jouir et se réjouir de ce qui est. Et enfin Agapè, l’amour de charité, l’amour du prochain, ce que j’appelle « l’amour sans rivage », qui correspond à l’amour évangélique, universel, qui pour moi est moins une réalité qu’un idéal.

Tf. : Dans votre cheminement, comment s’articulent Éros et Philia, l’amour passion et l’amitié ?

A. C.-S. : L’amour passion naît et se nourrit du manque. C’est ce que dit Platon : « L’amour est désir et le désir est manque ». On commence par tomber amoureux de quelqu’un qu’on n’a pas, on l’aime parce qu’il nous manque ; puis on s’installe en couple, et le manque se fait de moins en moins sentir, puisque l’autre est là, donc l’amour diminue... C’est pour cela que la passion amoureuse ne dure pas et ne peut pas durer. Le bonheur conjugal met fin à la passion amoureuse. Le secret des couples heureux, ce n’est pas de faire durer indéfiniment la passion, c’est d’inventer une nouvelle façon d’aimer, ce qu’on désigne en grec par le mot « Philia ». Montaigne parle d'« amitié maritale » : on passe de l’amour-passion à l’amour-action, du manque à la joie. Aimer, dans un couple heureux, ce n'est plus manquer de l’autre ; c’est jouir et se réjouir de son existence, de sa présence, de son amour. Un couple malheureux, c’est celui qui est tombé de Platon en Schopenhauer : quand il n’y a plus de manque, il ne reste que l’ennui. Un couple heureux, c’est celui qui est monté de Platon en Spinoza : quand il n’y a plus de manque, il reste la joie.

Tf. : Le deuxième essai du livre aborde la sexualité. La philosophie se mêle-t-elle assez de ce sujet qui préoccupe pourtant l’humanité au plus haut point ?

A. C.-S. : Paradoxalement les philosophes en ont peu parlé, ils sont plus gênés face à cette question, parce qu’ils ont pris le parti de la raison, et que le sexe est la partie la moins raisonnable de l’être humain. C’est pourquoi j’ai voulu écrire ce livre, pour apporter une lucidité et une réflexion sur la sexualité. J’essaie de comprendre pourquoi le sexe n’est pas un plaisir comme un autre.

Tf. : Pourquoi ce titre « Le sexe ni la mort » ?

A. C.-S. : C’est une référence à la célèbre maxime de La Rochefoucauld (17e siècle) : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Ce titre m’est venu spontanément lorsque des médecins sexologues m’ont demandé d’intervenir sur la sexualité, au cours d’une conférence, il y a quelques années. J’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de commun entre le sexe et le soleil. Les deux nous chauffent et nous échauffent, ils sont à l’origine de toute vie, nous fournissent de l’énergie, et ils ont en commun un pouvoir d’éblouissement et de fascination que je voulais comprendre.

Tf. : Vous mettez en relief l’éternelle tension entre la morale et la sexualité, expliquant que c’est cette tension qui fait que le sexe est un « trouble délicieux », le plaisir sexuel n’est donc que transgression ?

A. C.-S. : En tout cas il est transgression (même s’il n’est pas que cela), et c’est tant mieux ! La morale nous commande de traiter l’autre comme une personne, avec dignité et respect, de le voir comme une fin et non comme un moyen, et c’est évidemment justifié. Mais dans la relation sexuelle, traiter l’autre comme un moyen, ou s’offrir à l’autre comme un moyen, ce n’est peut-être pas moral, mais qu’est-ce que c’est bon ! Il y a une sorte d’irrespect ou de profanation de la dignité de l’autre dans le rapport sexuel qui est précisément à l’origine du trouble que nous y trouvons. Il n’y a pas d’érotisme sans cette transgression. Nous sommes des animaux, pas des bêtes. Tant mieux. Cela explique que, pour nous, faire l’amour « comme des bêtes » soit si troublant : parce que nous sommes des humains, pas des bêtes ! C’est pourquoi nous sommes des animaux érotiques : parce que nous ne cessons de jouer avec le désir et l’interdit, le plaisir et la transgression ! La question est : où place-t-on les limites de la transgression ? La réponse dépend de l’accord de l’autre : est permis tout ce que les deux amants s’autorisent mutuellement. Le sexe n’a pas de morale ; c’est pourquoi les amants, eux, se doivent d’en avoir une. Le couple se recrée une morale intime ; il place lui-même les limites.

Tf. : Après des siècles de tabou sur la sexualité, comment la libération a-t-elle modifié la qualité des relations sexuelles ?

A. C.-S. : La vie sexuelle s’est indéniablement améliorée, pour des raisons morales (moins de pudibonderie, davantage de liberté), sociales (l’émancipation des femmes), et techniques, grâce à la contraception. Mais je dis dans mon livre que nous sommes finalement passés d’une erreur à une autre. Pendant 20 siècles d’Occident chrétien, on a diabolisé le sexe, et c’était évidemment une erreur, dont nous sommes heureusement sortis vers la fin du 20e siècle. Mais pour tomber presque aussitôt dans une autre erreur, qui consistait à penser que le sexe n’était qu’un loisir innocent, que faire l’amour c’était à peu près comme boire un verre d’eau ou un verre de vin. Je n’en crois rien ! Pénétrer le corps de l’autre ou se faire pénétrer par lui, cela ne peut être anodin. Jouir du corps de l’autre, ce n’est jamais tout à faire innocent. Bref, on est passé de la diabolisation à la banalisation, et c’est dommage. C’est justement parce que la sexualité n’est jamais tout à fait innocente que c’est si bon !

Tf. : Cet été l’affaire DSK a fait resurgir le débat sur le machisme ordinaire, la prostitution et la violence sexuelle. Est-ce que cette affaire révèle quelque chose sur l’état de la sexualité au 21e siècle ?

A. C.-S. : Cela révèle quelque chose qu’on n’a pas voulu voir, à savoir que le sexe se fout de la morale, et qu’il y a un plaisir réel de la transgression, qui passe souvent, spécialement chez les hommes, par l’avilissement et le rabaissement de l’autre. Il n’y a qu’à regarder les films pornos diffusés sur Internet. Toute cette « chiennerie » fait partie de l’univers de la sexualité masculine, comme l’irrespect et la transgression font partie de l’érotisme. Le dicton populaire qui dit que « dans tout homme il y a un cochon qui sommeille » est tout à fait vrai, et cela contredit le discours angélique répandu sur la liberté sexuelle. Bref, la liberté sexuelle, comme toutes les autres, ne vaut que si l’on s’impose des limites. La règle, ici, c’est la liberté, l’égalité, la réciprocité. Or cette règle ne va jamais de soi. Le viol, la prostitution et le machisme correspondent à une dimension de la sexualité, en tout cas masculine. Raison de plus pour apprendre à nos garçons que tout n’est pas permis – sauf entre amants et sur la base d’une liberté mutuellement reconnue !

Tf. : Après la période d’amour passion, comment peuvent se concilier cette amitié dont vous parlez, l’amour conjugal, et la sexualité ?

A. C.-S. : Faire l’amour avec la personne que vous connaissez le mieux et que vous aimez le plus, qui vous connaît le mieux et qui vous aime le plus (votre compagnon ou compagne), c’est faire l’amour avec votre meilleur ami : non pas l’homme ou la femme qui vous manque, mais celui qui est à vos côtés, dont vous partagez la vie et le lit, le bonheur et les soucis, celui ou celle qui vous aide à jouir et à vous réjouir. Ce n’est pas dans le manque de l’autre qu’on éprouve le plus de plaisir, mais dans sa présence. Mieux vaut faire l’amour que le rêver, aux deux sens de l’expression « faire l’amour » : au sens sexuel, bien sûr, mais aussi au sens où c’est un amour que l’on construit, que l’on bâtit. Denis de Rougemont l’a dit : « Être amoureux est un état ; aimer, un acte. » Voilà : il s’agit de passer de l’amour-passion, celui que l’on subit et qui ne dure pas, à l’amour-action, celui que l’on veut, que l’on fait et qu’on entretien ! Le sexe y aide puissamment, mais il n’y suffit pas. On a besoin aussi de parole, de confiance, de tendresse, d’humour, d’amour…

André Comte-Sponville, « Le sexe ni la mort : Trois essais sur l’amour et la sexualité », Albin Michel, 21,50 €

Crédit photo : DIDIER GOUPY

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