Les mots "Nouvelle Vague", "suisse" et "cinéma" nous évoquent d'emblée une figure incontournable du septième art : Jean-Luc Godard. Ce réalisateur au style inclassable écope du surnom "Le Redoutable" dans le long-métrage éponyme de Michel Hazanavicius. Des histoires d'amour de Godard, on connaît surtout celle avec l'actrice et muse Anna Karina dans les années 50-60. Mais le cinéaste a vécu une autre passion tout aussi forte à une époque charnière de sa vie, avec une certaine Anne Wiazemsky.
À l'écran, ce sont les excellents Louis Garrel et Stacy Martin qui incarnent le couple mythique Godard-Wiazemsky. Présente d'un bout à l'autre du film, cette jeune femme discrète, de 16 ans sa cadette, est présente d'un bout à l'autre du film d'Hazanavicius. Et pour cause : Le Redoutable est le fruit de l'adaptation de son roman intitulé Un an après, paru aux Editions Gallimard en 2015. Dans cet ouvrage autobiographique, Anne Wiazemsky raconte la tournure étrange et incertaine qu'a prise son histoire d'amour avec Godard lors des événements de mai 68. Le long-métrage s'inspire également du roman Une année studieuse dans lequel Anne Wiazemsky raconte sa rencontre avec Jean-Luc Godard.
Pourtant, le long-métrage nous en apprend peu sur le personnage d'Anne, présentée comme une jeune femme un peu naïve qui veut faire du cinéma. Elle est cependant loin d'être une outsider des sphères de l'édition et du cinéma. Petite fille de l'illustre écrivain François Mauriac et meilleure amie d'enfance d'Antoine Gallimard, Anne Wiazemsky démarre sa carrière cinématographique à l'âge de 19 ans, dans le film Au hasard Balthazar de Robert Bresson (1966).
Sa rencontre avec Jean-Luc Godard a lieu quelques mois plus tard, alors qu'elle envoie une lettre au cinéaste pour lui déclarer l'émotion qu'elle a ressenti en découvrant son film Masculin- Féminin. Le coup de foudre est immédiat. Quelques mois plus tard, le couple se marie. Cette relation avec le pape de la Nouvelle Vague permet à Anne Wiazemsky de côtoyer les plus grands noms du cinéma : François Truffaut, Michel Cournot, Louis Malle, Jeanne Moreau...
1967. C'est dans un appartement parisien situé au coeur du 7e arrondissement que Jean-Luc Godard tourne La Chinoise, un long-métrage politique sur les révoltes maoïstes avec Anne Wiazemsky dans l'un des rôles principaux. La jeune femme vient d'obtenir son bac et de s'inscrire en philosophie à l'université de Nanterre. Peu enthousiasmée par ce choix d'orientation, cette dernière n'a qu'une seule obsession : le cinéma. Elle ne tarde d'ailleurs pas à délaisser les bancs de l'université pour investir les plateaux de tournage.
Cette décision ne plaît pas tellement à Godard qui estime que sa femme doit suivre une formation universitaire pour son éducation. Comme elle le raconte dans Un An après, elle se tient à l'écart des groupes étudiants universitaires, mais son mari Jean-Luc Godard, lui, s'y intéresse de plus en plus. Ce sont d'ailleurs (entres autres) ces divergences qui causeront la séparation du couple quelques années plus tard. "Jean-Luc s'éloignait du cinéma pour rejoindre les milieux étudiants, alors que moi je quittais l'université pour me rapprocher du cinéma", confie Anne Wiazemsky au Figaro lors de la présentation du Redoutable au Festival de Cannes 2017.
Mais c'est aussi parce que les deux amants ne supportent pas de rester éloignés loin de l'autre si longtemps. Du moins au début de leur histoire. Car quand les propositions de tournage commencent à pleuvoir pour Anne, quelques mois après le tourbillon de mai 68, Godard le supporte mal. Pour elle, c'est l'inverse. Plus elle peut s'éloigner de lui et prendre son indépendance, mieux c'est. La profonde crise identitaire que vit le cinéaste à cette époque et qui l'amène à se brouiller avec tous ses proches commence à peser sur Anne Wiazemsky. "Je ne t'aime plus", finira-t-elle par lui dire.
La fin de cette histoire d'amour passionnée marque le décollage de la carrière au cinéma d'Anne Wiazemsky. Elle tourne avec des réalisateurs de renom comme Pier Paolo Pasolini (Théorème, Porcherie), André Téchiné (Rendez-Vous), et Philippe Garrel (L'enfant secret). Elle incarne également George Sand en 1969 dans le film George Qui ?, réalisé par son amie styliste et cinéaste Michèle Rosier, que l'on retrouve sous les traits de Bérénice Béjot dans Le Redoutable.
Jusqu'à la fin des années 90, Anne Wiazemsky enchaîne les tournages. Elle passe même de l'autre côté de la caméra pour réaliser trois documentaires (tous sur le thème du cinéma) : Les Anges, histoire d'un film (2003), Mag Bodard, un destin (2005) Danielle Darrieux, une vie de cinéma. (2007). Quand les occasions de tourner se font plus rares à l'aube des années 2000, celle-ci décide de puiser dans l'incroyable richesse de ses souvenirs pour se consacrer à l'écriture, passion qu'elle nourrit depuis l'enfance.
En l'espace de 30 ans, elle écrit pas moins de 13 romans. D'abord sous forme de contes, pour ensuite emprunter le chemin de l'autobiographie. "Il y a quinze ans, j'ai compris que j'avais des choses à transmettre. Une voix à faire entendre pour les personnes dont j'avais croisé le chemin. La mémoire est très bonne romancière ", a-t-elle confié à Télérama en 2012.
Ses ouvrages lui ont valu de remporter les plus grands prix littéraires, notamment le Prix Goncourt des lycéens en 1993 pour son roman Canines, et le Grand prix du roman de l'Académie française en 1998 pour Une poignée de gens. Alors qu'elle a soufflé ses 70 bougies en mai dernier, elle vient de signer le roman Un Saint homme, qui raconte une rencontre marquante de son enfance avec un homme d'église.
Anne Wiazemsky est une femme simple, mais dont la vie est émaillée d'engagements forts. Elle a par exemple incarné l'émancipation de la femme bourgeoise des années 60 en imposant sa relation avec un homme de 16 ans son aîné à sa famille. Quand son amie Michèle Rosier lui demande comment son grand-père accepte sa relation avec Godard au début du film d'Hazanavicius, celle-ci répond : "Je ne lui demande pas d'être amoureux de Jean-Luc mais simplement de comprendre et de respecter mon choix."
Féministe engagée, elle figure parmi les 343 femmes signataires du "Manifeste des 343 salopes", publié en avril 1971 dans le Nouvel Observateur, et qui avait pour but de réaffirmer la liberté des femmes à disposer de leur corps en défendant l'interruption volontaire de grossesse. Elle a également tourné dans Sois-belle et tais-toi !, un documentaire réalisé par l'actrice Delphine Seyrig en 1981, qui dénonçait les conditions de travail sexistes dans lesquelles les actrices de l'époque étaient (déjà) contraintes de travailler.
Bien loin d'être seulement l'ex-épouse de Godard (ce que Le Redoutable peut parfois laisser penser), cette figure aussi timide et introvertie que spontanée et intelligente a très largement inspiré le réalisateur. Devenue une égérie de la Nouvelle Vague, au même titre que Bernadette Lafont ou Anna Karina, ce brin de femme s'est transformée au fil des années et a relevé le joli défi de se débarrasser des étiquettes "petite-fille de François Mauriac" et "femme de Godard" qui lui collaient à la peau. Désormais, elle s'impose comme une femme de lettres reconnue qui romance sa propre vie avec beaucoup de talent. D'ailleurs, sans son livre Un An après, Le Redoutable d'Hazanavicius n'aurait probablement jamais vu le jour.