En 2010, l'actrice Anna Paquin épousait son partenaire à l'écran dans la série True Blood, Stephen Moyer. La même année, elle faisait son coming out bisexuel. Onze ans plus tard, sur Instagram, l'union inspirait un·e internaute à lâcher quelques mots repérés par le magazine People : "Je commence à en avoir assez de voir les célébrités 'bi' plaider constamment pour cela, seulement pour finir par être conventionnellement mariées à des hommes avec plusieurs enfants, vivant la soi-disant vie de pavillon tranquille".
Un commentaire loin d'être isolé qui poussait l'intéressée à répliquer dans une story : "Ah oui... Ces conneries de 'tu n'es pas assez queer'". Une altercation digitale qui, au-delà de souligner le ras-le-bol de la star, révélait une réalité peu médiatisée : la façon dont les personnes bisexuelles voient leur orientation remises en question lorsqu'elles sont en couple avec un homme cisgenres. Qu'il s'agisse du cercle public, pour celles qui y évoluent, ou du cercle privé, lorsque des proches viennent la nier ou en douter.
C'est exactement ce que confiait avoir ressenti Anna Paquin au micro du podcast de Jess Cagle, en juin dernier, décrivant comment les nombreuses réactions lui avaient donné l'impression qu'on "effaçait" sa sexualité. "Si j'étais tombée amoureuse d'une femme et que j'avais vécu heureuse pour toujours, je serais toujours bisexuelle", affirme celle qui parle ouvertement de ce sujet depuis une décennie. "Cela n'effacerait pas cela". Et d'ajouter : "Ça faisait juste bizarre d'être supposément hétéro parce que je suis mariée à un homme".
Un message qui semble avoir résonné au-delà des ondes.
En réaction à ces confidences de l'actrice américaine, l'activiste Zachary Zane écrit une chronique ponctuée de son récit personnel dans les colonnes du New York Times. "Les personnes bisexuelles sont souvent victimes d'une 'double discrimination' de la part des communautés hétéro et gay/lesbienne", constate-t-il. "Nous sommes nombreux à penser que nous ne sommes pas 'assez gays' pour les espaces gays ou 'assez hétéros' pour les espaces hétéros."
Il poursuit : "Ceci est basé sur un malentendu ridicule. La bisexualité n'implique pas une attirance égale pour les hommes et les femmes (sans parler des personnes non-binaires). Elle n'est pas basée sur le comportement sexuel (les vierges savent toujours qu'ils sont gays, hétéros, bi, ou autre). Et les bisexuels sont toujours bi lorsqu'ils sont dans une relation monogame."
Cette dernière phrase, c'est ce qu'à voulu rappeler l'ex-adjointe rennaise à la Santé et candidate à la primaire populaire Charlotte Marchandise lors d'un tweet datant du 11 octobre dernier. "J'ai hésité à tweeter parce que ça fait des années que je suis en couple hétérosexuel, mais des ami·e·s m'ont dit que ça pouvait aider d'autres personnes de savoir que je suis bi et que j'ai eu des relations amoureuses avec des femmes".
Par téléphone, elle nous en dit davantage. "J'ai vécu le fait d'être dans des relations hétéros ou homosexuelles de façon très libre. D'ailleurs, mon mari aussi a eu des relations homosexuelles avant qu'on se rencontre", confie-t-elle. "Jusqu'à pas si récemment", elle n'a donc pas estimé nécessaire de mettre un mot sur son orientation sexuelle.
"Et puis, il y a quelques années, lors d'un dîner avec un couple d'amis gays, l'un d'eux qui est très militant n'arrêtait pas de me renvoyer à : 'Toi, tu ne peux pas comprendre, tu es hétéro'." Une phrase qui la saisit. "J'ai trouvé ça très violent. C'était comme s'il m'emprisonnait dans quelque chose que je ne suis pas. C'est également la première fois que je me suis rendu compte que j'étais hétéro dans le regard des gens. À ce moment-là, je me suis dit : 'Non, je n'ai pas du tout envie que tu m'assignes à une orientation hétérosexuelle'".
"Ce genre de commentaires résulte aussi du manque de représentation de la bisexualité", ajoute Charlotte Marchandise, qui précise n'avoir affirmé la sienne publiquement que 3 ans après ce repas par peur que cela soit perçu comme de la récupération (à l'époque, elle était élue). "Aujourd'hui, j'évoque ma bisexualité davantage, car il y a besoin de le dire. De toujours laisser un arc-en-ciel sur mon profil, cela contribue également à ça. Je suis depuis toujours une alliée de ces luttes mais de le montrer est aussi extrêmement important."
On lui demande : cette négation correspond-elle à de la biphobie, la haine envers les bisexuel·les ? "Oui, il y a quelque chose de l'ordre de la biphobie", répond la candidate. "Ce qui est sûr, c'est que le poids des hommes blancs dans les luttes LGBT est extrêmement fort, et les droits lesbiens ont été attaqués par ça. C'est bien pour ça qu'il y a eu le mariage pour tous avant la PMA, et autant de divisions entre les groupes féministes, lesbiens, trans. Et que ce soit un homme qui m'ait assignée à ça (à une hétérosexualité qui n'est pas la sienne, ndlr), c'était très violent."
Elle reconnaît toutefois : "J'entends complètement qu'il me renvoyait aussi au fait que c'est dur (d'être homosexuel·le dans notre société, ndlr), et que je ne m'en rende peut-être pas assez compte."
Mais en France, la biphobie aussi fait des ravages. "Au sein même de la communauté LGBT+, certains considèrent que les bi profiteraient du meilleur des deux mondes avant de se caser", décrypte ainsi Maxence Ouafik, doctorant en sciences médicales et militant LGBT+ auprès de Slate.
Le média rapporte également des chiffres glaçants : "Ainsi, les femmes bisexuelles sont particulièrement victimes de violences conjugales, 61 % ayant déjà été agressées, stalkées ou violées par un partenaire, contre 44 % des lesbiennes et 35 % des hétéros. De plus, 76 % d'entre elles ont subi de la violence psychologique de la part de leur partenaire et 69 % ont été victimes de coercition (menaces, contrôle économique et isolement) contre 48 % des lesbiennes et 41 % des hétéros."
Lorsqu'on écoute les voix concernées, le message est quasi unanime : pour mettre la bisexualité, comme les ravages de la biphobie, sur le devant de la scène, il faut encourager le coming out chez celles et ceux qui peuvent le prononcer en toute sécurité.
Pour Charlotte Marchandise, comme pour d'autres activistes bi, verbaliser sa bisexualité revient à la normaliser. Et par conséquent, à accroître la visibilité d'une cause qui, comme elle le décrivait plus haut, est en mal de représentation. Elle analyse ainsi, par son expérience personnelle, que "le poser comme une évidence, comme quelque chose que je n'ai pas besoin de justifier, change complètement la manière de le recevoir".
"Les moments de lutte et de Pride sont évidemment essentiels", poursuit l'ancienne élue, "mais dans l'intime, le formuler de manière ouverte, de manière évidente, en disant : 'Oui je suis bisexuelle, et tu sais, on est plein et ça n'a rien d'extraordinaire, mais je vois que ça te surprend, tu veux en parler ?', peut aider." Elle continue : "J'ai fait le choix d'être publique là-dessus, parce que c'est OK. Il faut le faire quand on êtes prêt·e, et surtout safe. Que ça ne mette pas les gens en danger."
Un dernier point essentiel, qui incite à ce que celleux qui peuvent oeuvrent à cette normalisation active par le coming out et la parole pour celles et ceux qui, au contraire, y risqueraient leur bien-être. "Cette certitude qu'on peut parler et qu'on doit parler, est extrêmement importante et politique à beaucoup d'endroits", affirme Charlotte Marchandise.
Auprès de Cosmopolitan UK, l'autrice bi Isabel Calkins rappelle par ailleurs dans un article-témoignage intitulé Non, épouser un homme ne rend pas ma bisexualité moins valide, que "les personnes bisexuelles représentent plus de la moitié des adultes LGBTQ+ (soit 54,6 % d'après Gallup, ndlr)". Et lance : "Compte tenu de nos chiffres et des idées fausses, il est temps pour nous de dépasser la biphobie [intériorisée] pour de bon, vous ne pensez pas ?"
L'activiste Zachary Zane, lui, surenchérit : "Si vous pouvez le faire en toute sécurité, faites votre coming out, pourquoi pas ?", invite-t-il dans le New York Times. Et de conclure avec ces mots forts : "Pour ceux qui ont besoin de l'entendre, oui, vous êtes suffisamment bi. Nous ne voulons pas seulement que vous rejoigniez la communauté bi ; nous en avons besoin - pour notre visibilité, notre communauté et notre bien-être."