Il aura fallu attendre longtemps, onze ans précisément, avant que Marvel ose enfin produire son premier film de super-héroïne. Comment expliquer une telle frilosité ? La faute sans doute aux échecs successifs de Catwoman en 2003 et d'Elektra en 2005. Ces flops au box-office ont refroidi les studios. Le directeur de Marvel Studios, Kevin Feige, ne s'en cache même pas : "Il a fallu lutter pendant des années contre l'idée, fausse, que les spectateurs et spectatrices ne voulaient pas voir de films de super-héroïnes. Tout ça à cause de films qui n'ont pas marché il y a quinze ans. Or, j'ai toujours pensé qu'ils n'avaient pas fonctionné, non pas parce qu'ils racontaient des histoires de femmes, mais juste parce qu'ils n'étaient pas bons", confie-t-il à Entertainment Weekly.
"La culture moderne des comics est plutôt tournée vers la figuration des personnages masculins. Mais on a tout de même des personnages féminins de taille qui interviennent. Pourquoi n'y a-t-il pas eu plus de films de super-héroïne ? Je pense que c'est une question de pouvoir : d'une façon générale, le pouvoir est aux mains des hommes et cela se traduit dans la place de tous les personnages masculins dans toutes les histoires", analyse Yann Leroux, docteur en psychologie et psychanalyste, auteur du blog PsyetGeek.
Et pourtant, le potentiel est là. La preuve avec le récent carton de Wonder Woman en 2017. A force de traîner des pieds, Marvel s'est fait damer le pion par son rival historique DC Comics, plus prompt à anticiper la vague féministe. Un flair qui a payé. La figure de l'amazone surpuissante a séduit et fait exploser le box-office : Wonder Woman est devenu le plus gros succès de l'univers cinématographique de DC Comics et le plus gros succès commercial lors de son premier week-end d'ouverture pour un film réalisé par une femme.
"On a tous besoin d'images féminines, d'images de puissance, de bonne adéquation entre masculin et féminin. Et c'est ce qui explique le succès de Wonder Woman", renchérit Yann Leroux.
"Captain Marvel nage dans les mêmes eaux que Wonder Woman. C'est une Artémis, un personnage très puissant", explique Yann Leroux. "C'est aussi un personnage très complexe car à l'origine, le nom a été porté par plusieurs super-héros hommes. Captain Marvel est une figure composite. Elle est liée, par son origine, à la question de la binarité puisqu'elle est confondue avec un Kree. Elle est donc humaine/non humaine, mâle et femelle à la fois. Ce sont des questions qui nous habitent tous et elle correspond à la manière dont on peut se représenter l'identité dans notre société post-moderne. Nous sommes pluriel.les."
C'est peu dire que les différentes étapes de développement du projet ont été scrutées à la loupe par tous les fans. Et notamment par les trolls sexistes. Parce que oui, un film de super-héros dont le héros est une héroïne, cela ne plaît pas à tout le monde. Et d'autant plus quand il s'agit du premier long-métrage Marvel co-écrit et réalisé par une cinéaste, Anna Boden.
C'est ainsi que le premier trailer ultra-anticipé a été attaqué au prétexte que l'actrice Brie Larson... ne souriait pas assez. Un grand classique de l'objectification des femmes. Le film a également été ciblé par des internautes malveillants avant même sa sortie sur la plateforme de critiques Rotten Tomatoes (qui a dû prendre des mesures pour contrer ce sabotage).
Des déclarations des producteurs en passant par ces petites controverses, l'attente et la hype sont montées crescendo : Wonder Woman n'a qu'à bien se tenir, voici la nouvelle icône girl power qui va tout dégommer. Alors, Captain Marvel est-il vraiment "le plus grand film féministe de tous les temps" (oui, Brie Larson n'a pas lésiné sur les effets d'annonce) ? Non, loin de là.
L'une des particularités de cette origin story réside dans le fait que l'histoire ne s'attache justement pas aux racines de son personnage, la catapultant directement sur Terre dans les années 90 bien après qu'elle ait entamé sa métamorphose en super-nana-aux-poings-qui-balancent-des-protons. Ainsi, toute sa genèse et notamment son passé de pilote est quasiment passé sous silence. Mis à part quelques flashbacks furtifs (et un peu lourdingues), rien sur ce parcours de femme atypique qu'il aurait été pourtant passionnant d'explorer.
Par ricochet, la relation de l'héroïne avec son ancienne meilleure amie Maria s'en trouve bâclée. Carol Danvers, son identité civile, n'est plus : elle est aujourd'hui "Vers", la dure à cuire amnésique venue de l'espace. Et on ne verra donc pas grand-chose du lien unique qui unissait ces deux filles qui ont dû ferrailler sec dans le milieu très masculin de l'aviation. Point sororité : bof.
Alors que Wonder Woman parvenait à développer avec finesse son personnage, Captain Marvel livre une super-héroïne à la cuirasse trop épaisse, lisse et peu attachante. Elle n'est qu'action, force et mouvement, naviguant entre terre et espace, présent et passé, sans jamais fendre l'armure. Pas une seule pause pour explorer ses doutes, ses failles, ausculter sa psyché de femme (passer des soirées karaoké entre potes au statut de nana la plus puissante de l'univers, ce n'est pourtant pas anodin).
Et même son ascendant physique sur ses homologues masculins reste sous-exploité, là où il aurait pu constituer un ressort comique malin, langage que Marvel maîtrise pourtant à la perfection (Deadpool, Iron Man, Les Gardiens de la galaxie).
Alors certes, il y a de la baston, une profusion d'explosions, une enfilade de tubes nineties, des clins d'oeil geeko-nostalgiques, un chat rigolo, quelques twists et du fan-service qui ravira les gagas du "MCU" (Marvel Cinematic Universe), pas de romance cucul, pas de jupette, ni de décolleté pigeonnant. Mais Captain Marvel ne bénéficie d'aucun traitement de faveur : elle est traitée comme un super-héros ordinaire. A moins que cela ne soit cela, la véritable égalité ?
Captain Marvel
De Anna Boden, Ryan Fleck
Avec Brie Larson, Samuel L. Jackson, Jude Law...
Sortie le 6 mars 2019