Vous connaissez certainement quelques comédies romantiques. Les plus emblématiques : Quand Harry rencontre Sally, Just Married, Vous avez un message, Pour le pire et pour le meilleur... Dans tous ces films, protagonistes féminin et masculin se détestent toujours au début. Très souvent (en fait, tout le temps) pour la simple et bonne raison que le mec de l'histoire est odieux, insupportable, voire infect. Mais à la fin, ils se tombent dans les bras - sans pour autant que le bonhomme ait évolué.
Une curieuse mécanique hollywoodienne qui banalise les relations toxiques. Et réduit l'amour à un postulat : "qui aime bien châtie bien". Rien de mieux pour fuir toute forme d'introspection masculine. Or tenez-vous bien, cet adage ne concerne pas que les adultes ou les rom'coms américaines. Non, c'est cette philosophie que subissent les enfants, et notamment les filles, quand, "embêtées" par un camarade, elles appellent à l'aide leurs parents, qui rétorquent : "S'il t'embête, c'est parce qu'il t'aime".
Un "qui aime bien châtie bien" version kids. Et qu'il serait plus que recommandé de fuir. Car les incidences d'une telle logique sont aussi nombreuses que nocives. En voici quelques unes, passées en revue par des expertes de l'éducation et de la psychologie enfantine.
C'est la plus évidente des raisons, en fait. "Qui aime bien châtie bien", "Il est méchant avec toi car il t'aime bien"... Approuver ces dictons bêbêtes, c'est valider une attitude : celle de l'agresseur. Quand on parle de l'enfance, on tend à résumer un comportement belliqueux à de simples "chamailleries", comme on dit. Mais ce n'est pas là l'avis de l'auteure jeunesse américaine Barbara Dee. Dans son bien nommé ouvrage Maybe He Just Likes You, elle pose de vrais termes sur cela : harcèlement, intimidation, toxicité.
"Ce sont des mots familiers et dangereux", affirme-t-elle sur le blog éducatif A Mighty Girl. A la lire, c'est ce type d'assertions qui serait à l'origine-même de la révolution #MeToo. A savoir, une réaction globale face à des rapports d'autorité entre les genres où l'abus est systémique, parfois inconscient, volontiers impuni.
Un abus banalisé à l'adresse de l'enfant victime, qui en déduit qu'il se doit d'accepter cette attitude oppressive et l'associer à ce sentiment curieux qu'est l'amour. Mais aussi à l'adresse de l'enfant qui violente, conforté dans ses gestes, assuré d'incarner une masculinité attendue. Cela inquiète la psychosociologue Judy Y. Chu, qui s'alarme dans les pages du New York Times : "Lorsque nous donnons un laissez-passer aux garçons concernant ce genre de stéréotypes, nous les maintenons a un très bas niveau du comportement humain".
Cela ne fait donc ni du bien aux filles, ni du bien aux mecs.
Effet-miroir : sermonner sa fille à grands coups de proverbes bidons, ce n'est pas seulement excuser le fautif, mais la blâmer directement, elle. Et ce à un âge où culpabilité et complexes sont loin d'être des denrées rares. Ill y a dans cette assertion une sorte d'injonction à se taire et à s'effacer, impératif que subissent trop souvent les petites filles, notamment les plus colériques. Et qu'elles subiront encore longtemps après. A éviter si l'on se préoccupe un tant soi peu de son développement et de sa santé mentale.
Nombreux sont les spécialistes à pointer du doigt ce travers parental. Et à rappeler que les enfants ont besoin d'une zone de confort pour s'épanouir de la façon la moins biaisée possible. Mais ce n'est pas évident car les phrases de ce genre abondent. Il suffit d'écouter la thérapeute familiale Laura Froyen pour s'en assurer.
Du côté du site d'éducation Fatherly, celle-ci fustige notamment l'usage de l'adage "Boys will be boys" ("Les garçons resteront des garçons"). Une expression qui tend à excuser les attitudes les plus critiques car "ce sont des petits mecs". Encore une fois, force est de constater que les sentiments des filles passent au dernier plan.
"Ce message dit aux filles que les garçons n'ont pas besoin d'écouter les limites qu'elles leur fixent, quand les garçons les poursuivent dans la cour de récré par exemple. Alors que les garçons devraient avoir les mêmes attentes en matière de responsabilités que les filles", proteste l'experte. CQFD.
Ah, soit-dit en passant, la thérapeute considère que "Qui aime bien châtie bien" est "l'un des messages les plus dommageables que des parents puissent infliger à leurs filles". Bim.
"Lorsque nous disons aux enfants, et aux filles en particulier, que ce type de comportement est acceptable, nous renforçons l'idée [que] l'intimidation fait partie intégrante des relations amoureuses - et c'est tout simplement faux", tacle encore la conseillère clinique Rachel O'Neill. Bon mais faisons-nous deux minutes l'avocat du diable et suggérons que celui qui "châtie" éprouve vraiment de l'amour, pourquoi pas ?
Mais là encore, c'est problématique : notre réaction tend à réduire les relations garçons/filles au simple postulat de la relation sentimentale. Comprendre, le garçon agit pour se faire remarquer, par "amour", et celle qui se plaint devrait être flattée de cette maladresse comme si ce "il t'aime bien" était un but en soi. Un raccourci qui revient à passer à côté de l'une des grandes richesses de l'enfance : l'amitié, pardi.
Autrice et conseillère familiale, Lynne Griffin nous rappelle sur le site PyschologyToday que les amitiés fille/garçon "sont particulièrement importantes pour le développement des enfants". L'experte va même plus loin et tire des plans sur la comète : "encourager ces amitiés saines est la meilleure façon d'enseigner à votre enfant ce que pourront être ses relations saines d'adulte". A bon entendeur.
Enième bémol : on ne s'interroge pas assez sur les incidences des phrases en l'air que l'on décoche aux enfants. Si l'on banalise la violence en la résumant à une anecdote, quel regard porteront-ils alors sur celle-ci ? On l'imagine, les réponses ne vendent pas du rêve. Pour la spécialiste du genre et de la parentalité Joanna Schroeder, faire la liaison entre blessures et amour "normalise non seulement la maltraitance, mais aussi la maltraitance des autres", écrit l'experte et mère de famille sur le blog Good Men Project.
De quoi encourager des attitudes tout aussi toxiques, aux antipodes du dialogue, de l'écoute, de l'empathie. Espace thérapeutique en ligne, le site Talkspace aime à rappeler que les intimidateurs d'aujourd'hui sont bien souvent les intimidés d'hier. La violence est un cycle qu'il faut stopper le plus rapidement possible. Or en apprenant aux enfants à identifier les comportements nuisibles, "nous pouvons empêcher les enfants blessés de devenir eux-mêmes des intimidateurs", nous assure en ce sens la plateforme. Une lourde responsabilité.
Quand l'autrice Lynne Griffin parle des "relations saines entre adultes", ses mots ne sont pas anodins. Penser un meilleur usage des mots et des préceptes éducatifs dès l'enfance, c'est déjà préparer les fondements d'une bonne vie d'adulte. Plus riche et positive, moins empreinte de stéréotypes de genre et d'attitudes du vieux monde.
D'ailleurs, "qui aime bien châtie bien" retire à l'enfant "le droit de s'opposer à être traitée d'une mauvaise façon", déplore encore le New York Times. Dès le début, c'est donc un principe "adulte" qui se voit chamboulé, à savoir l'autonomie. Un ingrédient indispensable dans la recette du développement des filles et garçons.
Bref, se limiter à cette pauvre rhétorique n'aide en rien vos enfants. Surtout quand les alternatives sont loin de manquer. Par exemple ? Simplement, apporter un soutien à sa fille lorsque celle-ci est harcelée. Du côté du blog Good Men Project, la psychologue Lisa Kaplin prône quant à elle les vertus d'une vraie discussion entre enfants et parents. Une mise à plat de la situation, et du pourquoi de sa dimension problématique.
"Il faut expliquer aux enfants que ce qu'elles et ils subissent est une question d'emprise, et non pas d'amour ou de prendre soin de quelqu'un", assure l'experte. Mettre des mots sur la violence, et ne pas la travestir en ce qu'elle n'est pas. A l'inverse de cette violence, des prescriptions parentales plus éclairées mettraient l'accent sur l'importance de la bienveillance et de l'empathie. De la vulnérabilité également, qui ne doit pas être minimisée, jugée comme simple "faiblesse" ou parée d'adages déplacés.
"Les filles doivent également savoir qu'elles méritent d'être traitées avec dignité et respect", explique la thérapeute familiale Laura Froyen à Fatherly. Tout simplement.