A 24 ans, Valentina Magnanti a opté pour un avortement après avoir appris avec son mari qu'à 17 semaines de grossesse, le foetus était malformé et n'avait aucune chance de survivre. La suite fait froid dans le dos : d'après l'article de Matteo Congregalli dans Broadly, elle a été admise à l'hôpital de Sandro Pertini situé dans la capitale italienne pour une longue procédure de 12h. Mais c'est seule qu'elle a dû affronter cette épreuve : elle a fait sa fausse couche dans les toilettes de sa chambre pendant la nuit, sans aucune assistance médicale et au prix de contractions extrêmement douloureuses. Il se trouve que son médecin avait fini sa garde dans l'après-midi et que le docteur qui le remplaçait était objecteur de conscience : il a donc refusé de porter assistance à la jeune femme.
Ce témoignage révèle la difficulté pour une femme en Italie de conduire un avortement dans de bonnes conditions. Pourtant, il y a 40 ans de cela, les femmes chantaient dans les rues de Rome "L'utero e' mio e me lo gestisco io!" ("C'est mon utérus, c'est moi qui le gère"), slogan quela loi 194/1978 , familièrement appelée la 194, était venue confirmer. Pourtant, cette loi a aussi créé une faille judiciaire qui s'avère aujourd'hui être dangereuse. En effet, elle prévoit qu'une femme peut légalement avorter jusque 12 semaines de grossesse dans un établissement hospitalier. Mais elle autorise aussi les médecins à refuser de pratiquer des avortements pour des raisons religieuses ou personnelles en se déclarant objecteurs de conscience. "Lorsque j'ai dit au premier médecin que j'ai rencontré que je voulais avorter, il a refusé de s'en occuper malgré les raisons médicales évidentes qui m'y poussaient. Il m'a adressée à un de ses collègues qui pourrait accepter", raconte Valentina quand elle se rappelle les jours qui ont précédé son traumatisant séjour à l'hôpital.
En Italie, tant d'un point de vue culturel que religieux, l'avortement demeure encore une pratique tabou, et le nombre de médecins faisant jouer leur clause de conscience ne cesse d'augmenter : 70% en moyenne des pratiquants italiens se sont déclarés objecteurs de conscience, 84% dans certaines des régions du Sud les plus conservatrices (à Naples ou à Bari entre autres). Cela laisse les médecins acceptant de pratiquer des avortements avec une demande énorme à gérer, ce qui ralentit cette procédure et complique les suivis. Silvana Agatone, l'une des sept gynécologistes qui pratiquent des avortements dans la région de Lauzio, dont la capitale n'est autre que Rome et qui est peuplée par 5 millions de personnes, n'a de cesse de dénoncer la gravité de la situation : "L'augmentation du nombre d'objecteurs de conscience est une tendance très dangereuse " se lamente-t-elle, interrogée par Broadly à ce sujet. Pour tenter d'inverser la tendance, elle préside LAIGA, l'Association italienne dans non-objecteurs de conscience, qu'elle a fondée en 2008. Pour elle, seuls ceux qui sont en première ligne peuvent se rendre compte du désastre sanitaire et médical qu'induit le manque de médecins consentant à faire des avortements : " A Rome, vous pouvez voir des hordes de femmes qui font la queue en face des hôpitaux à partir de 4 ou 5h du matin pour tenter d'obtenir un des très rares créneaux disponibles. Ça vous donne une idée de la situation ".
Cependant, cette situation d'urgence n'existe pas aux yeux du gouvernement. Un rapport du Ministre de la santé italien publié en octobre 2015 se réjouit simplement de la baisse considérable du nombre d'avortements au cours de ces 10 dernières années : on passe de 234 801 cas en 1982 à 97 535 en 2014. Cependant, cette baise n'est pas uniquement imputable aux progrès de la contraception, malheureusement. Il n'y a pas à creuser beaucoup pour tomber sur une nouvelle série de chiffres alarmants : le nombre de fausses couches par année, qui lui, est en forte hausse. Entre 1983 et 2013, il est passé de 93,2 pour 1000 naissances en vie à 138,5. Et de nombreux médecins analysent cette hausse comme étant lié au nombre de femmes en détresse qui cherchent des solutions "maison" pour avorter seules. Alors que le gouvernement estime le nombre d'avortements illégaux entre 12 000 et 15 000 par an, des sources indépendantes parlent de jusque 50 000 cas par an en Italie. "Compter le nombre d'avortements légaux par année donne un reflet biaisé de la situation", explique Agatone. "Cela prend juste en compte les femmes qui ont réussi à se faire avorter mais laisse de côté toutes celles qui n'ont pas pu trouver de créneaux ou de médecins disponibles dans les délais impartis et qui ont dû se débrouiller autrement".
Le manque de places dans les établissements de santé et de praticiens disponibles pousse en effet les femmes à tenter d'avorter illégalement, malgré les risques considérables qui accompagnent un avortement clandestin. "Provoquer une fausse couche est relativement facile", dit Matteo Nafi, un anesthésiste de Milan qui travaille avec les médecins non-objecteurs de conscience. "C'est fréquent de voir des cas de fausses couches provoquées artisanalement, pour ainsi dire. Ingérer une quantité élevée d'alcool ou de médicaments sur une courte durée peut perturber l'afflux sanguin vers le foetus et causer une fausse couche". Comme le rapporte un article du Slate, il est possible de trouver sur Internet une centaine de méthodes d'avortements auto-induits, plus ou moins farfelues et risquées, qui préconisent tour à tour le café au citron, les plantes, les laxatifs, les contraceptifs, le bicarbonate de soude dissous dans du Coca... Mais certaines femmes vont plus loin en consommant directement du misoprostol, un anti-ulcéreux utilisé couplé à la mifépristone pour les avortements par voie médicamenteuse, allant jusqu'à provoquer de violentes hémorragies et des perforations intestinales, pendant que d'autres se charcutent l'utérus en tentant des curetages artisanaux avec des cintres comme Anna Yocca, aux Etats-Unis, qui risque la prison à vie pour "tentative de meurtre" après son avortement clandestin. Afin d'éviter de tomber dans ces extrêmes, de nombreuses Italiennes cherchent également à avorter à l'étranger, en France ou en Espagne pour la plupart, et se lancent dans des périples aussi pénibles qu'onéreux pour mettre fin à leurs grossesses. Ainsi, malgré l'aveuglement du gouvernement, la situation en Italie peut paraître préoccupante. L'avortement est un droit, une garantie pour les femmes de leur liberté à décider pour leurs corps que le nombre croissant d'objecteurs de conscience vient progressivement bafouer en rendant cette procédure de plus en plus complexe à obtenir.
Cependant, il est compliqué de lutter contre cette multiplication des objecteurs de conscience. L'avortement demeure un sujet délicat en Italie : un sondage IPSOS a révélé cette année qu'encore 15% des Italiens considéraient que mettre fin à une grossesse ne devrait pas être autorisé, ou seulement si la vie de la mère est directement en danger. Ces positions radicalement conservatrices sont dues à la culture italienne qui accorde toujours à la religion une grande importance. Selon Doxa, une compagnie de recherche indépendante, 59% des Italiens sont persuadés que la religion doit avoir un rôle dans notre vie de tous les jours, et les ¾ d'entre eux sont catholiques. Lors de son séjour à l'hôpital pour son avortement, un groupe de personnes étaient rentrées dans la chambre de Magnanti en tenant des Bibles et l'avaient traitée de "meurtrière" et "pécheresse". Plus tard, elle fut harcelée après avoir parlé à une conférence de ce qu'elle avait vécu : son Facebook fut inondé de messages de haine ou d'insultes, parmi lesquelles "criminelle" et "nazie" revenaient souvent. Le poids de l'histoire se fait sentir sur la terre du catholicisme, et la culture de la honte est encore très présente en Italie. Quelque part, le silence qui entoure le chemin de croix des femmes souhaitant avorter semble être le témoignage du malaise profond qui subsiste autour des interruptions de grossesse et la volonté inconsciente d'en faire une épreuve, afin d'"expier" la faute.
De plus, les élites conservatrices et religieuses, "bien représentées dans les hautes sphères du système de santé national" selon Nafi, pousseraient les médecins à ne pas pratiquer d'avortements, qu'ils considèrent comme un acte antireligieux. La menace pour ces médecins de voir leurs carrières stagner ou leurs promotions bloquées parce qu'ils réalisent des interruptions de grossesse est une réalité et les incite à venir grossir les rangs des objecteurs de conscience.
Mais en avril 2016, le Conseil d'Europe a statué contre l'Italie pour la deuxième fois en deux ans, dénonçant son système d'avortement comme une brèche dans les droits des femmes à une protection médicale et ceux des praticiens à la dignité au travail. Deux avocats, Marilisa D'Amico et Benedetta Liberali, ont profité de cette deuxième condamnation pour saisir leur chance et monter un dossier contre le gouvernement italien en rassemblant des témoins pour une action groupée. Ils espèrent que cette action, dans le sillage de la double condamnation européenne, permettra de faire bouger les choses et de réformer le système. Ainsi, l'avortement cristallise une fois de plus le décalage entre les mentalités profondes et les avancées médicales et légales au nom des droits de la femme : malheureusement, en matière de droits des femmes, il ne suffit pas d'une loi pour que s'évaporent des siècles d'histoire et de préjugés.