Esther Benbassa les a elle-même comptés : seuls sept sénateurs ont fait le déplacement au Palais du Luxembourg jeudi 2 février pour assister au débat symbolique mais nécessaire sur les violences sexuelles. Devant un hémicycle presque vide (une vingtaine d'élus présents, presque tous des femmes dans une haute chambre pourtant peu féminisée), des sénatrices de tous bords politiques se sont succédées à la tribune avec un objectif : faire de la lutte contre les violences sexuelles un enjeu de société et encourager les victimes à briser l'omerta qui profite à leurs agresseurs.
Il y a en effet urgence à agir. Selon les chiffres du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE f/h), 84 000 femmes et 14 000 hommes âgés de 18 à 75 ans sont victimes chaque année en France de viols ou tentative de viols.
D'après une autre enquête, cette fois menée par l'association Mémoire Traumatique et Victimologie en 2014, une femme sur cinq et un homme sur quatorze ont déclaré avoir déjà subi des violences sexuelles. Dans 81% des cas, les victimes sont des mineurs et, dans 94% des situations, les agresseurs sont des proches. Ces chiffres, alarmants, pourraient pourtant être en-deçà de la réalité. Car reconnaître que l'on a un jour été victime de violences sexuelles, qui plus est proférées par un membre de sa famille, relève du parcours du combattant pour les victimes. La honte, la peur d'être jugées par leur entourage ou de ne pas pouvoir supporter une procédure juridique longue sont autant de facteurs qui les conduisent à ne pas porter plainte. Actuellement, 13% des victimes de violences sexuelles portent plainte mais seules 10% de ces plaintes aboutissent à une condamnation.
C'est justement pour libérer la parole de ces victimes, trop souvent tue ou minimisée, que la sénatrice Esther Benbassa a voulu initier ce débat sur les violences sexuelles. À la tribune, l'élue EELV du Val-de-Marne a souhaité rappeler que les violences sexuelles "ne sont nullement une affaire de femmes", malgré l'indifférence manifeste de ses confrères pour le débat.
Premier objectif rappelé par la sénatrice : cesser de reléguer "les violences sexuelles à la catégorie faits divers". "La société continue de méconnaître la réalité des violences sexuelles, leur fréquence, leur gravité et leur impact. Cette méconnaissance participe à la non-reconnaissance des victimes et à leur abandon, sans protection ni soin", a-t-elle rappelé.
Cette banalisation des affaires de viols et d'agressions sexuelles participe à la construction de la "culture du viol", qui accable les victimes plutôt que de condamner les auteurs. Une enquête de l'institut IPSOS publiée l'an dernier laissait entrevoir l'ampleur du travail pour faire bouger les consciences. Pour quatre sondés sur dix, adopter une "attitude provocante" ou séductrice, flirter ou porter une tenue très sexy minimise la responsabilité du violeur. 41% des personnes interrogées estiment aussi que si on se défend vraiment autant que l'on peut, on peut faire fuir son agresseur.
En finir avec ces mythes qui participent à la culture du viol doit être une priorité, a martelé Esther Benbassa, qui prône une sensibilisation précoce à l'égalité femmes-hommes. Lieu d'apprentissage et de transmission des savoirs, l'école doit aussi être celui où de déconstruction des stéréotypes de genre qui nourrissent les violences sexuelles. Elle doit aussi être le lieu où la parole des jeunes victimes est entendue. Pour cela, une meilleure formation des personnels enseignants et des directeurs d'établissement à la détection de violences est primordiale. "Il faut donner plus d'importance à la voix des enfants et mieux analyser leur comportement. Il ne faut pas oublier que le cercle familial est le premier lieu où l'enfant est victime de violences sexuelles. Il y a des manifestations de ces violences : absentéisme, baisse d'attention, décrochage scolaire. Il faut être plus attentif à cela et créer un vrai lien entre l'enseignant et la famille pour débloquer la parole de ces jeunes victimes."
Une meilleure formation du personnel médical, éducatif, social et judiciaire recueillant la parole des victimes a d'ailleurs été au coeur du débat. Depuis 2014, 300 000 professionnels ont bénéficié d'une formation a rappelé la ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes Laurence Rossignol, dont l'intervention a clôturé le débat. C'est bien, mais insuffisant estime Esther Benbassa qui rappelle que sur le terrain, "la loi du silence perdure".
Elle souhaite surtout la mise en place d'une vaste campagne nationale pour sensibiliser le public au fléau des violences sexuelles, notamment celles commises dans le cercle familial. Car dans huit cas sur dix, la victime connaît son agresseur.
Quant au rallongement des délais de prescription, Esther Benbassa se refuse de limiter le débat à cette question, même si elle a largement été évoquée au cours de la séance au Sénat. "Limiter le débat sur les violences sexuelles à l'imprescriptibilité, c'est abdiquer. Il faut inciter les femmes à parler le plus tôt possible et ne pas voir le juridique comme l'unique voie de recours" aux violences sexuelles, juge la sénatrice, qui rappelle que plus les années passent, plus les victimes voient leur chance de gagner le procès s'amenuiser. "Je reconnais que le traumatisme empêche parfois de raconter ce qu'on a subi. Mais il apparaît que dans la majorité des cas de procès se tenant vingt ou trente ans après les faits, les victimes perdent. Leur traumatisme est alors encore plus grand car elles n'ont pas eu droit à la justice."
D'où la prudence d'Esther Benbassa à considérer que la mission confiée à Flavie Flament sur le délai de prescription puisse avoir un quelconque retentissement. Cette dernière s'était vue confier cette mission par Laurence Rossignol après la parution de La consolation, où elle affirme avoir été violée par un grand photographe lorsqu'elle était enfant. "En soi, je n'ai rien contre mais je trouve que d'autres étaient peut-être plus à même de se voir confier cette mission. Maintenant, ce sont les victimes qui prennent en charge la réflexion sur la question."
Plutôt que d'attendre les conclusions du rapport de Flavie Flament, attendues pour mars, Esther Benbassa préfère militer pour l'extension du concept de "Maison des Femmes", comme celle inaugurée en juin 2016 à Saint-Denis. Dans cette structure dédiée, les victimes de violences sexuelles bénéficient d'une aide psychologique et sont accompagnées dans leurs démarches juridiques.
Mais rien n'est encore joué pour la création de nouvelles Maisons des Femmes. C'est pour cela qu'Esther Benbassa souhaite "continuer les débats pour faire bouger les choses". "C'est comme à l'école. La répétition est la mère de tous les savoirs. Si je suis réélue, vous pourrez compter sur moi."