S'offrir une promenade entre robes de soirée... et camisoles. C'est une drôle d'expérience que nous offre l'exposition "Dos à la mode" par ce temps caniculaire. Jusqu'au 17 novembre, la rétrospective fashion s'invite au Musée Bourdelle à Paris pour nous raconter cette oeuvre d'art si omniprésente que nous ne prenons jamais le temps de la miroiter : le dos.
Et plus précisément, le regard que lui porte l'histoire de la mode depuis quatre siècles. Des silhouettes les plus affinées de la haute couture aux créations les plus arty du prêt-à-porter contemporain, des photographies chics aux décolletés chocs, le dos apparaît en obsession singulière. Un motif à la fois mésestimé et adulé, valorisé et profondément fantasmé. Focus en compagnie d'Alexandre Samson, le commissaire de l'exposition.
Corsets, gilets à la française, uniformes et robes cocktail, nuée de noms prestigieux qui s'enlacent (Schiaparelli, Gaultier, Saint Laurent) au milieu de collections estampillées Givenchy, Gucci, Zara ou Comme des Garçons... Si l'exposition nous embarque aux quatre coins de l'imaginaire fashion, le dos est pourtant trop souvent omis dans l'histoire de la mode. Pourquoi donc ? "Il l'est car vous ne le voyez pas", nous explique Alexandre Samson, "et qu'à moins d'une installation spécifique de miroirs, vous serez le seul à ne pas le voir : on s'occupe du dos des autres, mais pas du nôtre."
S'en "occuper", c'est comprendre que le dos vaut bien mille discours. Il offre un certain regard sur la création. "Je crois que les vêtements devraient être faits de dos et non de face", suggère carrément le styliste japonais Yohji Yamamoto. Et pour cause. Pour Alexandre Samson, c'est au dos que l'on reconnaît les grands créateurs et les grandes créatrices. "Il est la clé de voûte d'une silhouette", nous raconte-t-il.
En prenant place au Musée Bourdelle, les mannequins aux oripeaux de luxe et aux dos d'un blanc laiteux côtoient les sculptures ancestrales. Mode "de dos" et figures sculptées valorisent à l'unisson la vision d'ensemble. Pour contempler ces dos, il faut se déplacer et tourner autour. Le dos est donc une conception de la mode en trois dimensions, et dont les perspectives, proportions et reliefs confinent au vertige. Une autre façon de saisir le sens d'un fashion parfois indéchiffrable.
Puisque trop peu explorée, le dos est une intarissable source d'audaces pour les créateurs les plus emblématiques, qu'ils se nomment Azzedine Alaia ou Tom Ford. Une surface sur laquelle glissent les tendances : les marques s'en servent pour poser leurs slogans et ériger modèles et anonymes en produits marketing ambulants. Car oui, on ne peut totalement cacher une marque si elle se trouve dans notre dos ! Vu de là, la mode s'ouvre à tous les possibles. Et pourtant, avec ce dos, c'est l'amour-vache. Elle le contraint. Et l'étouffe.
La preuve ? On a tous à l'esprit ce cliché du gentleman qui aide sa dame à "zipper" la fermeture du dos de sa robe. Un geste quotidien. Mais que l'homme ne connaît pas, et ne connaîtra peut-être jamais de sa vie. On le comprend, la mode du dos en dit long sur l'inégalité des sexes. "La fermeture n'est pas seulement réservée aux femmes riches mais aux femmes de toutes les classes sociales. Comme si la dépendance était l'apanage de la femme", cingle en ce sens Alexandre Samson. Le commissaire de l'exposition s'étonne qu'en 2019 encore, alors qu'un ostéopathe "peut traiter jusqu'à dix cas par an de femmes qui se luxent un membre après avoir essayé de s'occuper seule de cette fermeture", celle-ci soit encore si prégnante.
C'est là tout l'attrait d'une expo qui use de la mode et de ses ramifications pour mieux narrer la condition des femmes, entre deux regards ravis et quelques miroirs. "Ce rapport de domination par le dos nous démontre que dans l'inconscient collectif, la femme est censée séduire par son corps, quand l'homme se doit d'être attrayant non pas par son apparence mais par sa position sociale, son verbe, sa prestance", développe notre interlocuteur.
Si l'on dit des yeux qu'ils sont le reflet de l'âme, le dos lui aussi révèle bien des choses. Il provoque le regard. Car de vitrines en tableaux, le dos qui s'affiche est un dos nu. C'est par exemple celui de Mireille Darc dans Le grand blond avec une chaussure noire. Sur ses épaules, une sublime robe d'été griffée Guy Laroche. Ultra-plongeant, le décolleté laisse deviner l'esquisse des fesses. Et estomaque ce pauvre Pierre Richard. Les premiers dénudés "de dos" apparaissent au XIXème siècle. Ils sont plutôt chastes. Dans l'Hollywood des années trente, dénuder la face cachée du corps permet de contrer une censure réticente aux seins trop audacieux. Le dos nu a toujours suscité le désir. La femme le dévoile sans le voir, l'homme la scrute.
"La femme effeuille dès lors à l'autre la partie la plus vulnérable de son corps : la colonne vertébrale", explique Alexandre Samson, qui voit là tout un jeu de séduction : "L'érotisme du dos nu éclot de l'emprise que vous avez sur l'autre, et de votre soumission, à savoir l'autorité qu'a l'autre sur vous".
Le dos des femmes n'a rien de sexuel, et pourtant on le sexualise. Les hommes, surtout. "J'aime à photographier les femmes de dos, d'abord parce que c'est la seule façon de voir leur derrière", décoche le photographe Jeanloup Sieff. Pour l'artiste aux clichés classieux, les fesses féminines sont "la partie du corps la plus émouvante, faite de rondeurs et de promesses". Et le dos, un sentier qu'il faut emprunter pour y parvenir. Quand, enfin libéré, le corps de la femme ne subit plus ni fermetures ni corsets, il continue d'être dominé, encore, par les désirs de ceux qui y couchent leurs fantasmes.
"Perdure cette symbolique de l'homme qui prend la femme par derrière", nous décrypte le commissaire de l'exposition, "et c'est comme si le dos nu était l'évocation de cette possibilité, voire même une invitation". Oui, on navigue en plein fétichisme. Mais dénuder ce dos n'est pas forcément synonyme de sexisme. Car ce dos a un pouvoir, artistique, esthétique, intensément féminin. Et c'est toujours avec nuance qu'il traverse les siècles en bousculant les codes. Tel l'inusable sac à dos, cet accessoire unisexe érigé en objet de luxe dès 1984. Créé par Prada, ce bijou de nylon noir n'est que l'un des visages de ce "Dos à la mode" qui en compte mille.
Exposition Back Side / Dos à la mode
Jusqu'au 17 novembre 2019
Musée Bourdelle
18 rue Antoine Bourdelle, Paris XV.
Du mardi au dimanche de 10h à 18h